𝑷𝒓𝒆𝒎𝒊𝒆𝒓𝒔 𝒑𝒂𝒔… 𝒅𝒆 𝑺𝒐𝒖𝒌𝒆𝒚𝒏𝒂 𝑲𝒂𝒏𝒆, 𝒍’𝑯𝒂𝒓𝒎𝒂𝒕𝒕𝒂𝒏-𝑺é𝒏é𝒈𝒂𝒍, 𝟐𝟎𝟐𝟒
𝑼𝒏𝒆 𝒑𝒐é𝒔𝒊𝒆 𝒆𝒏𝒕𝒓𝒆 𝒓é𝒇é𝒓𝒆𝒏𝒄𝒆𝒔 𝒆𝒕 𝒓é𝒗é𝒓𝒆𝒏𝒄𝒆𝒔
𝑷𝒂𝒓 𝑴𝒂𝒈𝒖è𝒚𝒆 𝑻𝒐𝒖𝒓é

Ce qui frappe d’emblée dans la poésie de Soukeyna Kane, outre la qualité de la langue, c’est cette insistance à adopter comme sacerdoce le devoir de rendre hommage à des personnalités vivantes ou disparues, des autorités familiales, intellectuelles, historiques, spirituelles. La reconnaissance, c’est-à-dire l’esprit de gratitude, part de la reconnaissance des lieux et des personnages qu’habitent les rêves et les souvenirs de la poétesse. La poésie de l’auteure est ainsi nourrie de révérences et de témoignages de gratitude adressés à ceux qu’elle considère comme les socles sur lesquels se sont fondées aussi bien son existence personnelle, sa trajectoire intellectuelle que sa création littéraire.
D’une poétesse, on aurait pu s’attendre à ce qu’elle mît d’abord en exergue un « je » totalisant, voire totalitaire, à ce que l’inspiration ne fût qu’une correspondance entre la muse et un moi souffrant ou exprimant un besoin d’exaltation, ce qui mettrait sous le boisseau, a priori, une reconnaissance communautaire à l’aspect envahissant ou inhibant.
En réalité, la poésie de Soukeyna Kane ne s’explique et ne s’exprime que par cette communion entre le « je » et le « nous », le « je » étant pleinement imprégné des valeurs et des vertus du « nous ». Quand Soukeyna Kane vous parle de « nous », c’est pour mieux vous parler de « je ».
En effet, chez l’auteure de Premiers pas…, ce sont les valeurs et les vertus de la communauté d’origine qui font le lit de la création poétique et fondent sa légitimité.
Si bien que, dès l’avant-propos, l’auteure reconnaît cette nécessaire filiation de sources différentes et convergentes qui forgent la personnalité. L’ensemble du recueil est parcouru par cette évidence :
« Nous sommes tous des croisées de chemin. Nous sommes la résultante de vents qui se mêlent et s’entrechoquent, sculptant nos âmes au gré d’une volonté qui nous transcende ».
Les références à l’ascendance familiale, intellectuelle et spirituelle n’expriment pas seulement la prudence légitime d’une primo poétesse qui se réfugierait sous l’aile protectrice d’autorités incontestables avant de s’engager sur les sentiers sinueux de la création. Il ne s’agit pas non plus d’une révérence obligée, et donc somme toute convenue, faite aux maîtres. Plus sûrement, la poétesse ose une profession de foi, laquelle pourrait se résumer ainsi : nulle création ne peut se penser isolée d’un socle solide ; l’acte créateur n’est pas un objet en lévitation entre ciel et terre, mais bien quelque chose d’ancré dans des valeurs de référence, même si, par essence, il ne cesse de tutoyer les frontières incertaines de l’imagination.
Il n’est donc pas étonnant qu’en introduction du recueil, la poétesse consacre trois poèmes : « Le legs », « Passion contagieuse » et « Point E », à rendre hommage à trois personnages représentatifs des valeurs qui l’auront assurément marquée : sa grand-mère, son professeur de français, son grand-père.
De la grand-mère, le legs de la plume, « ce stylo qui ne payait pas de mine », mais qui sera l’oreille de la poétesse, avec laquelle elle ira « écouter le monde » ; du professeur de français, le legs de l’amour des grands poètes classiques à l’ombre écrasante mais bienveillante : Senghor, Césaire, Baudelaire ; du grand-père, le legs de la geste soufi mais aussi de l’esprit critique nourrie autant de la fréquentation des grands auteurs universels que de l’accoutumance aux valeurs de tolérance.
De toutes ces références, sans doute le Fouta originel, au Nord du Sénégal, est le plus l’objet de révérence ; c’est en effet la terre d’élection de l’ascendance familiale mais aussi spirituelle, la source d’inspiration principale. La poétesse, pour ainsi dire, ne perd jamais le Nord tout le long du recueil. La terre des ancêtres, aimée d’un amour sans concession, constitue assurément le limon qui nourrit sa poésie de même que la source qui l’abreuve.
La solidité du socle assurée, la poétesse peut s’élancer avec confiance et résolution dans l’aventure de la vie puis celle de la création.
Face à la rigueur du froid et aux tentations de l’émigration qui ébranlent l’assise psychologique, c’est le rythme intérieur de la musique chaleureuse de la terre d’origine qui redonne du courage et de la force morale : « Perçois-tu les vibrations/ Des flûtes peules, /Dessinant les parois cahoteuses/De tes veines irriguées, douchées/Par ce sang froid, d’un bleu roi ? » Les valeurs demeurent le vigile attentif de la conscience individuelle.
Le premier pas du recueil intitulé « Renaissance » se caractérise par un recours fréquent à la parabole pour rendre compte des combats de femme de la poétesse, des batailles gagnées sur l’adversité, de la résilience fruit de l’éducation reçue.
Il y est question de rétrospective, de batailles à choisir, d’esprit de corps, de paix, de revendication féministe, quand la poétesse ne dresse pas le tableau peu reluisant de la capitale, en évoquant en passant, en citoyenne au fait des événements de son temps, les manifestations politiques récentes ou le triomphe de l’équipe nationale de football du Sénégal à la coupe d’Afrique des nations.
Une posture d’engagement, aux relents patriotiques, qui ne perd jamais de vue la base de valeurs ni ce qui fait la poésie : la beauté des mots et des images. Ainsi de cette évocation saisissante de la réalité dakaroise : « Mendiants à statut indéterminé, /Talibés rois de la débrouille, /Délaissant le Verbe pour le billet vert »
La poétesse, femme ancrée dans des valeurs et prompte à épouser les combats du temps présent, n’en garde pas moins sa lucidité. Ainsi, quand bien même elle convoque un thème aussi fondamental pour elle que la défense de la dignité des femmes, la poétesse n’hésite pas, s’adressant à ses congénères, à s’arroger le devoir citoyen de les mettre en garde contre certains réductionnismes qui pourraient remettre en cause une revendication légitime : « Mais ces droits, chères sœurs, ne seront acquis et durablement acquis, / Que dès lors que nous aurons accepté de remplir nos devoirs ».
Il n’est pas alors étonnant que la poétesse décide de consacrer toute une partie à la figure centrale de la mère présentée dans tous ses états : la mère nourricière, parangon de générosité ; la mère industrieuse, travailleuse bénévole sans congés ni rémunération ; la mère courage, protectrice, inébranlable devant l’adversité.
La valorisation de la figure de la mère africaine est aussi l’occasion, pour la poétesse, de magnifier les vertus de la solidarité qui doivent guider les rapports entre parents et enfants, notamment lorsque les premiers atteignent le grand âge : il s’agit ici de renvoyer l’ascenseur en maintenant le lien de solidarité intergénérationnelle. La poésie de Soukeyna est ainsi une poésie militante pour les valeurs, sans que cela soit une faiblesse, car ce risque est toujours conjuré par la maîtrise de la langue, le recours constant aux images qui élisent la création poétique avant le message.
Cette obsession de la forme est constante chez Soukeyna Kane. On ne peut manquer de penser que le recours fréquent à la parabole qui épouse d’une certaine façon le procédé habituel des textes religieux auxquels elle aime se référer, est aussi une armure pour la poétesse qui, imbue des valeurs fortes de l’éducation familiale et communautaire, veille à faire en sorte d’enrober la dureté ou la brutalité possibles du message dans la douceur de l’image poétique. Poésie de la décence et de la mesure, donc. Les mots habillent subtilement, d’un voile de pudeur, la déception, les regrets, la colère rentrée, les souvenirs de peine et de tristesse, pour rendre à la fin un tissu poétique aux couleurs chatoyantes.
« La digue a cédé, le barrage n’est plus.
Que reste-t-il de ces gouttes, ces filets d’eau,
Longtemps confinés dans ce vase clos ;
Ce barrage source de vie, d’énergie, de mouvement ? »
La poétesse ne dit pas d’ailleurs toujours « je », mais préfère souvent le « tu » suivi du futur simple, à l’image des textes religieux (Tu ne tueras point), à la manière de commandements que la poétesse s’adresserait à elle-même. Cette mise à distance réflexive, ce surgissement d’un double spéculaire ne sont pas le signe d’une prudence restrictive, mais plutôt un acte de pudeur, quoique les mots soient toujours assenés avec force et la responsabilité du dit assumée avec courage : « Ton âme se meut dans la droiture », dit le texte. La poétesse accomplit un détour pour mieux revenir à elle-même, sonder son âme avec davantage de précision.
De la poésie imagée, oui, mais également un texte parcouru d’un intertexte qui renseigne sur sa densité. Le texte de Soukeyna est nourri de références littéraires, parfois sous forme de clins d’œil, de parodie ou de pastiche de grands auteurs, et notamment de poètes. Comme dans une sorte de jeu avec le lecteur, la poétesse entretient la communion et la connivence autour de références partagées. Le cliché ne possède-t-il pas d’ailleurs cette vertu, au-delà du fait reproductible sur un modèle identique, d’être un élément de reconnaissance du plus grand nombre, un lieu commun ? Le poème est traversé de tournures aux accents baudelairiens. On y repère aussi Senghor, Césaire, Birago Diop, Hugo, Racine, Steinbeck, etc.
Comme Baudelaire, la poétesse arrive à transformer le banal en or poétique, comme dans cette belle évocation d’un acte ô combien trivial quoique nécessaire : faire le grand ménage chez soi.
La poésie de Soukeyna cherche aussi à mettre en valeur la tolérance religieuse et l’ouverture à l’autre qui sont des fondamentaux de la société sénégalaise. Ainsi, la poétesse, se réclamant de son héritage musulman et soufi, porte au pinacle les figures religieuses, politiques et historiques, du Prophète Mohamed (PSL), de Cheikh Ahmeth Tidiane Chérif, de El Hadji Oumar Tall, de Tierno Souleymane Baal, de Seydou Nourou Tall, de Cheikh Ahmadou Bamba, de Khaly Amar Fall, mais aussi de la Vierge Marie, mère de Jésus.
Dans la même dynamique, lorsqu’elle cite des figures familiales et communautaires, elle ne manque pas d’évoquer les actions marquantes par leur générosité de personnes étrangères à sa communauté d’origine, mais qui partagent les mêmes valeurs d’humanisme. Papi Claude, le grand-père blanc, « Un homme de valeurs, /Qui a su, toute sa vie durant, aimer son prochain. » ; la sœur blonde de la France profonde, l’Auvergnate qui, sans façon, a su réchauffer le cœur des deux bouts de bois de Dieu de Soukeyna l’émigrée.
Comment ne pas aussi évoquer l’appétence de la poétesse pour les langues ? Les langues, on le sait, sont la porte d’entrée de la culture, dans la mesure où elles restituent et renseignent le mieux l’imaginaire d’un Peuple. Si le français demeure la langue du poème, dans une volonté de véridiction et de d’exposition des cultures locales à la table de l’Universel, la poétesse n’hésite pas à recourir à des mots pulaar et wolof dont la beauté illumine le poème.
Cette posture témoigne d’une part de l’ancrage de la poétesse dans sa culture d’origine et, d’autre part, de son ouverture. Le pulaar, c’est la langue de la mère et du milieu ; le wolof, la lingua franca du Sénégal ; le français, langue de l’école et de la communication internationale, ouvre sur le monde. La poétesse assume ainsi, comme une richesse essentielle, cet héritage métis si représentatif du monde actuel.
En conclusion, ce texte est certes un Premier pas pour Soukeyna Kane, mais un grand pas pour la poésie sénégalaise. Soukeyna Kane a su nous offrir un recueil digne de tous les éloges, où la qualité de la forme le dispute à la profondeur et à la densité du fond. La question des valeurs, fondamentale pour elle, n’est jamais perdue de vue. Elle est creusée, approfondie, maintes fois et diversement illustrée.
Soukeyna Kane fait de la poésie, c’est-à-dire qu’elle s’approprie les mots du commun, les malaxe, les transforme en objets esthétiques ; le Beau et le Bien sont indissociables chez elle. Sa poésie n’est pas toutefois que toute tendue vers le Beau. La poétesse se veut aussi une citoyenne éveillée et attachée à la promotion des valeurs qui fondent sa société d’origine : elle prône la solidarité, la générosité, la droiture, la mesure, l’équilibre, la décence, la tolérance.
Sa poésie est pédagogique dans ses marges, car la poétesse a toujours le souci de l’explication et de l’enseignement : les nombreux renvois en bas de page en témoignent.
Mais, plus que tout, l’auteure cultive l’exigence de la transmission, de l’importance du lien intergénérationnel, choses qu’elle incarne elle-même et qu’elle a sans doute la volonté de faire partager aux plus jeunes.
Toutefois, tout cela s’effectue dans un combat incessant, une tension permanente entre la quête d’une pureté née des valeurs fortes et les grands défis symbolisés par les meurtrissures, les batailles et les tentations de la vie moderne. Cette lutte interne d’une violence sourde est atténuée par la délicatesse du poème.
Ce texte se présente donc comme un parcours de vie, avec ses leçons et, peut-être, sa morale implicite.
Soukeyna Kane, par la création poétique, postule le partage avec l’Universel des valeurs fondatrices de son terroir d’origine autour desquelles tout homme de bonne volonté devrait se retrouver. En cela, la poétesse tend une main fraternelle à l’humanité tout entière.