
Par Marouba FALL, professeur de Lettres-écrivain.
1920-1944, de Kabrus, le lieu de naissance à Tombouctou, la tombe ! Une vie si courte, mais ô combien bien remplie ! Les héros meurent jeunes, rappelle l’adage.
Dramaturge, je me suis gardé, comme m’a prévenu mon illustre aîné, d’écrire « une thèse d’histoire ». Cependant, évitant de mythifier l’égérie de la Basse Casamance, je ne l’ai point dépouillée ni de son humanité ni de sa féminité, n’en déplaise à certains nostalgiques des héros cornéliens.
Après avoir mis au-devant de la scène une femme moderne, à travers le personnage d’Adja Rama NDIAYE, militante du Grand Rassemblement Africain Socialiste, parti dont le sigle est un acronyme (GRAS) qui est loin d’être gratuit, je suis tombé sur un opus produit par la Ligue Démocratique/Mouvement pour le Parti du Travail (LDMPT) de l’historien et homme politique Abdoulaye BATHILY. En 1982, à un moment où le sud du Sénégal était secoué par des troubles alarmants qui étaient le fait d’une aile des adeptes du Mouvement des Forces Démocratiques de la Casamance (MFDC), cet opus me fit découvrir Aliin Sitooye Jaata, une figure historique féminine méconnue. Son parcours fulgurant et exaltant de comète m’a fortement impressionné.
Ayant auparavant constaté le caractère on ne peut plus misogyne du théâtre négro-africain, en général, et sénégalais, en particulier, qui n’accordait que des rôles à la fois secondaires et dévalorisants à la Femme, mon projet dramaturgique, à partir de « Adja, militante du G.R.A.S » était de donner au sexe dit faible une place correspondant à celle de choix qu’elle occupe de fait dans la société en tant que mère, soeur et conjointe de l’Homme, mais surtout en tant qu’actrice de développement et, pourquoi pas leader politique ainsi que le laisse entendre la sulfureuse Adja Rama Ndiaye, tenant tête à son commerçant de mari : « Babou, la femme gardienne du foyer et mère des enfants doit mourir pour que naisse la nouvelle femme africaine qui, comme l’homme, apportera sa contribution à l’édification de nos jeunes États. Et puis, dis-toi que la femme ayant engendré l’humanité, il est salutaire pour cette dernière qu’elle soit présente partout où l’on débat et œuvre pour le bonheur des hommes. » (p 242-243).
Une deuxième raison de mon enthousiasme à réveiller la mémoire de celle qui fut à la fois prêtresse et reine en Basse Casamance, était de proposer aux lecteurs mais surtout aux spectateurs une histoire qui soude, pour ne pas dire qui réconcilie, le sud au reste du pays, au Cayor de Lat Dior Ngoné Latyr Diop, au Djolof d’Albouri Ndiaye, au Fouta d’El Hadj Oumar Tall et au Sine de Coumba Ndoffène Diouf.
La raison fondamentale de mon choix fut, il va sans dire, mon désir de joindre ma voix à toutes celles qui se souciaient de la préservation de l’unité nationale, en évitant toutefois d’occulter les griefs justifiant la posture des irrédentistes.
La première version de mon œuvre dramatique a été L’Eau et le Feu, une pièce radiophonique sélectionnée, en 1989, dans le cadre du Concours théâtral interafricain et réalisée par Radio France Internationale (RFI), en collaboration avec la Radio Télévision du Sénégal (RTS). Après son enregistrement, le produit fini a mis longtemps avant d’être diffusé, en raison de l’acuité des thèmes abordés. C’est justement parce que j’étais conscient de mettre le doigt sur un sujet qui interpelait, interpelle encore, chacun et tous que j’ai revu et approfondi le texte en lui donnant un titre plus explicite.
Aliin Sitooye Jaata qui n’a pas vécu 82 ans comme Anne ZINGA, l’icône angolaise de la résistance à l’impérialisme portugais est, à l’instar de Dona Béatrice du Congo, immortalisée par Bernard DADIÉ, un symbole de la lutte anticoloniale, lutte sous-tendue par un farouche refus de la domination étrangère, de la désafricanisation et de l’exploitation économique.
N’ayant vécu que 24 ans, elle m’a pourtant laissé l’image d’une grande dame incarnant les vertus cardinales qui font la grandeur de l’homo-sénégalensis, ce qui justifie la métaphore par laquelle je la mets en lumière : la Dame de Kabrus. Sa vie et son action méritent méditation. Elles battent en brèche les idées reçues à l’école française selon lesquelles la femme africaine est prisonnière de traditions archaïques et rétrogrades qui en font une sorte de paria social, condamnée qu’elle serait à servir l’homme sans aucun rôle déterminant ni dans sa famille ni dans son clan.
Les sociologues et les historiens de l’Afrique indépendance ont le devoir impérieux de restituer à la Femme noire sa véritable image de maîtresses du foyer familial et souvent de leader sociopolitique incontesté comme l’est la Grande Royale du pays des Diallobés que nous présente le philosophe-romancier Cheikh Hamidou KANE.
En Afrique noire, comme souligné plus haut, des femmes à la fleur de l’âge, telles Abraha Pokou, reine baoulé que le dramaturge ivoirien Charles NOKAN a magnifiée, Ndaté Yalla Mbodj, reine du Walo entre 1810 et 1860, se sont signalées comme des conductrices éclairées de peuples. Si elles ont dû défendre ces derniers, ce n’était pas contre des Étrangers venus envahir leurs pays respectifs.
C’est en cela que le parcours de figures féminines comme Aliin Sitooye devrait inspirer les leaders africains contemporains et leur jeunesse, car il leur indique le chemin à emprunter pour accéder à une liberté qui ne soit point de façade, à une souveraineté qui n’est pas repli sur soi, mais pouvoir de choisir pour soi et pour les siens la voie vers l’élévation et l’épanouissement.
En vérité, la vie et l’action de la Dame de Kabrus servent de viatique aux dirigeants et aux citoyens responsables de l’Afrique d’aujourd’hui. Elles éclairent des situations persistantes et se révèlent d’une brûlante actualité. Elles ne font ni marcher à reculons ni garder le regard rivé au rétroviseur. Elles obligent les femmes et les hommes de bonne volonté à un regain de vigilance et de détermination pour trouver les justes réponses aux questions que se posaient déjà celles et ceux qui se rendaient à Kabrus pour solliciter des prières ou recueillir des recommandations.
« Vous accourez de loin, tous dévorés par les mêmes douloureuses questions. Pourquoi les Ancêtres nous ont-ils abandonnés au pouvoir des Étrangers ? Quand s’éteindra-t-il, le feu dévastateur allumé au coeur de nos croyances ? » (p 14)
Ainsi parle Aliin Sitooye à ses hôtes venus, les uns des villages environnants, les autres de la Gambie et de la Guinée portugaise.
Les questions qui les hantent ne sont-elles pas les mêmes qui se posent aux peuples de l’Afrique supposée indépendante et dont les réponses sont attendues de dirigeants décomplexés qui parleront d’égal à égal avec leurs homologues européens afin de consolider un partenariat gagnant-gagnant ? Et l’incendie au cœur des cultures négro-africaines ne s’éteindra que lorsque l’école du Toubab se transformera en une école africaine authentique, parce que décolonisée, réadaptée aux besoins locaux et modernisée, comme je le préconise dans mon nouvel ouvrage « Complainte du Manguier», publié, cette année, aux Nouvelles Éditions Africaines du Sénégal (NEAS).
Le message d’Aliin Sitooye, bien compris, règle la question de la souveraineté alimentaire liée au développement endogène. Elle incite les populations à refuser de cultiver l’arachide destinée aux huileries de la métropole. Et Gnaconfosso, la visionnaire de Yuutu, sa porte-parole, parlant aux gens d’Efok, déclare : « La clairvoyante Aliin Sitooye Jaata recommande à tous de cultiver en bonne quantité du riz, non pas seulement le riz blanc que veut nous imposer le Toubab, mais aussi la graine rouge chère aux Ancêtres. » (p p 29-30) Plus éloquente est sa réplique précédente : « Le temps est venu de s’opposer à l’Étranger ! Ne lui livrons plus ni vivres ni bétail. Veillons à satisfaire nous-mêmes nos besoins alimentaires car un peuple qui s’assure difficilement une nourriture saine et suffisante est condamné à vivoter sous la tutelle de ceux qui lui garantissent la pitance ! » (p29)
Les observateurs européens ont prétendu que le continent noir divague en marge de l’Histoire. Dans son entretien avec Benjamin Jaata qui la trouve en prison, Aliin donne un point de vue mobilisateur : « Quelle histoire pour un peuple que le temps a lâché et qui n’a pas d’emprise sur l’espace qui supporte ses pas ?…L’histoire risque de ne se mouvoir que pour les autres…À moins que la jeunesse reprenne, comme j’ai voulu le faire, le temps là où il s’est enlisé et le conduise pas à pas, avec patience et obstination, jusqu’à la hauteur de l’espoir encore sauf. » (p p 142-143)
À quelle jeunesse fait-elle un clin d’œil ? Elle précise : « Je parle d’une génération de mentalité neuve et de volonté virile ! Et non pas de ces évolués…paresseusement installés …dans le progrès des autres. »
Contrairement aux acculturés victimes de l’assimilation, les populations restées fidèles aux croyances africaines ne croient pas au développement conçu ailleurs. Aliin, se révèle apôtre du développement endogène en faisant comprendre aux siens que le progrès des autres n’est pas le progrès. Ainsi avance-t-elle : « …tant que le progrès nous viendra d’ailleurs et sera imposé à la communauté, cette dernière, le jugeant suspect, n’en voudra pas et se réfugiera derrière ses traditions. »
Dans Aliin Sitooye Jaata ou la Dame de Kabrus, l’héroïne n’est pas idéalisée si bien qu’elle garde une stature à hauteur d’homme. C’est à tort que certains m’ont reproché d’avoir infantilisé celle qui était une prophétesse, en la montrant s’attendrir devant son époux Alu Gay Jaata et imputer au Colonel Sajous la perte de sa grossesse. Une prophétesse est-elle de marbre ? Être sensible mais non émotif, Aliin est consciente de ses faiblesses et les assume avec dignité et clairvoyance. C’est pourquoi elle confesse : « Femme et infirme de surcroît, je suis doublement faible, je le sais. Mais je les ai combattues très tôt, mes faiblesses et je les ai domptées. Je sais qu’elles ne sont pas des handicaps rédhibitoires. » (p 139).
Elle reste surtout une voix comme elle l’apprend à son compatriote interprète : « Tété Jeeju, toi qui manies bien la langue des Étrangers, dis au chef des Blancs qu’il déploie son énergie d’homme…contre une voix. Rien qu’une voix ! » (p 110).
Comme elle le dit, cette voix qu’elle incarne est impossible à réduire au silence, car elle est intemporelle, se transmettant d’une génération à l’autre : « ..cette voix vit aujourd’hui en moi, mais quand je ne serai plus, elle vivra en d’autres et se fera entendre aussi longtemps que le feu sera vivant sur cette terre, aussi longtemps que l’âme de notre peuple, de toute sa soif, appellera l’Eau ! » (p 110).
Voix du retour aux sources africaines, de l’unité nationale et du panafricanisme, voilà ce qu’est la sœur (Aliini) de Sitooye. Certains ont pensé que la prêtresse de Kabrus était trop jeune et peu informée sur la situation du monde pour délivrer des mots d’ordre avant-gardistes. C’est perdre de vue que le fief d’Aliin n’était point un repaire de trublions, mais une sorte de carrefour où se croisaient des femmes et des hommes de toutes les classes sociales venant de divers horizons, tous épris de liberté, les uns acquis à la résistance passive et à la désobéissance civile prônées par la maîtresse des lieux, les autres proches de la fougueuse Gnaconfosso et du vindicatif Manchot, partisans d’une confrontation armée avec l’occupant français.
À la page 14 du volume Aliin Sitooye Jaata ou la dame de Kabrus suivi de Adja, militante du G.R.A.S, l’héroïne parle ainsi à ses zélateurs : « Demeurez toujours ainsi, fraternellement unis, car Diola, Toucouleur, Wolof, gens de la Gambie et de la Guinée Portugaise, vous êtes tous des frères ! »
Face au Manchot, archétype du rebelle supposant que la Casamance ne doit pas lier son destin à celui du reste du Sénégal, la visionnaire dame de Kabrus déclare à la page 68 : « Un jour, mon parent Benjamin Jaata m’a dit que les Blancs nous dominent parce qu’ils ont réussi non seulement à morceler l’Afrique mais aussi à diviser les hommes eux-mêmes. Qu’adviendrait-il si, à notre tour, nous nous amusions à nous séparer les uns des autres au sein d’un même minuscule pays ? Il a dit aussi que l’avenir était dans l’unité de tout le continent. »
22 mai 1944-22 mai 2025. Voilà près de 81 ans qu’Aliin Sitooye Jaata repose loin de sa terre natale. Pourquoi des chercheurs des universités Assane Seck de Ziguinchor et Ckeikh Anta Diop de Dakar, des membres du Front pour une Révolution Anti-impérialiste Populaire et Panafricaine (FRAPP) choisissent les uns, le jeudi 22 mai 2025, les autres le dimanche 25 mai 2025, pour se souvenir d’elle ? Force est de reconnaître que son message transcende son époque et résonne comme un tocsin aux oreilles des dirigeants et des intellectuels de l’Afrique contemporaine en général et du Sénégal en particulier. Retourner aux sources vivifiantes des cultures africaines exige une refondation de l’École afin de décoloniser les mentalités. Accéder à une souveraineté libératrice, ce n’est pas tourner systématiquement le dos aux anciennes métropoles européennes, c’est leur imposer un partenariat win-win et choisir une voie de développement conforme aux attentes des populations africaines pour qui le développement n’est pas seulement économique, mais avant tout humain.
Aliin Sitooye Jaata a vécu. Et comme le dirait mon grand-père, sa vie a été utile, dundam am na jariñ ! Aux générations présentes et futures de s’en inspirer pour parachever l’indépendance concédée par l’ancien maître prompt à donner d’une main pour reprendre aussitôt de l’autre. À elles surtout de méditer les dernières paroles que je lui prête :
« La seule chose qui me trouble, c’est la crainte, non pas de mourir, mais de devoir reposer à jamais sous une terre étrangère à la douce Casamance. » (p 146).
Guédiawaye, le 20 mai 2025.