«Dire (…) c’est posséder le secret de la formule magique qui permet d’entamer l’inexprimable, de prendre en charge l’invisible, d’exprimer l’Ineffable, d’exorciser la malédiction de Babel et de parvenir à nommer les Dieux, les êtres et les choses.»
Alioune-B. Diané
Le poète récite une apocalypse- à la fois analogique au sens d’un mystère qui défie l’élucidation et au sens biblique dans un environnement de chaos rappelant celui primordial-, avec une nette focalisation zéro: «car mes yeux sont tesmoins du subjet de mes vers», comme disait d’Aubigné. Il s’agit chez Fara Njaay ici d’un déversement, ou plus exactement de la mise en lumière d’une série de désordres qui mettent à genou de l’honneur et de l’espoir de l’Humanité. Pour ce faire, il utilise Dakar comme épicentre d’une organisation spatiale qui en définitive tourne sur l’étendue du Sénégal. Mais ce qu’il y a de fameux et qui sort les mots de leurs codifications ordinaires, c’est comment la poésie dit la mort en supportant la charge torrentielle du désordre à son origine, préfigurant ainsi une restructuration ?
D’abord, le poète établit une ligne droite verbale dont le caractère séquentiel est dû à la lourdeur du message à formuler, la vérité se bégaie depuis que Moise a vu s’embraser le buisson ardent. Fort de la puissance du Verbe à fonder une régénérescence existentielle, le poète subit le souffle d’une parole continue: ceci n’est pas exactement un recueil, c’est l’insolent défi de faire un livre d’un très long poème, un poème d’un seul vers, un très long vers de plus de 80 pages. Mallarmé est aux anges ! Ainsi, par séquence, Fara Njaay découpe le poème comme un puzzle, une série d’images qui offre une représentation figurale du désordre. Il s’établit ainsi une sorte de syntaxe saccadée où le lecteur visionne, par cliché, les images du désordre. Remarquons par exemple la rareté des majuscules qui suppose une subversion de la phraséologie ou du moins une rallonge déterminée de la syntaxe poétique qui ne se délimite plus en terme de syllabes mais par débit et selon le souffle du poète qui, essoufflé du poids de la vérité, énumère ses composantes par séquence. Ce qui peut être illustré par la quasi absence de ponctuation dans le corps du texte. Absence qui illustre la vitesse d’élocution: se hanter d’arracher la vérité au silence, de la Dire pour qu’elle puisse porter le sens et le poids du désastre. Le poème de Fara Njaay tente de ce fait de combler le «déficit du signifiant par rapport au signifié»[ Etienne-Alain Hubert, Circonstances de la poésie, Paris, Klincksieck, 2009, p.29.].
Ainsi faire main basse sur la ponctuation pour accélérer la diction et donner l’illusion de cris à répétition jusqu’à l’essoufflement symbolisé par un retour inhabituel à la ligne. C’est Isabelle Serça qui disait: «ponctuer, c’est commenter»[ Isabelle Serça, Esthétique de la ponctuation, Paris, Gallimard, 2012, p. 29.]; avant de dire que «ponctuer la phrase, c’est ponctuer le temps»[ Ibid., p.152.]. Il s’agit ici donc pour le poète de se soustraire d’abord à l’interprétation pour présenter les faits dans l’étendue de leurs réalités et dans la cadence de leur révélation. Un poète qui porte alors un regard en retrait, comme isolé, observateur impuissant dont le pouvoir réside totalement dans le langage qui sanctifie la mort et cautionne le salut des âmes tombées.
Par ailleurs, les rares majuscules jalonnant le texte après celle du début sont souvent une révérence faite à Dieu, garant du Verbe qui féconde le sens de l’existence. La récurrence des minuscules en début de vers pourrait, quant à elle, suggérer la faiblesse de l’espoir en ces périodes sombres, mais également la faiblesse du lexique quotidien pour adoucir les souffrances du poète et, par ricochet, celles des autres. En effet, le «je» formule une individualité collective et porte le sens du Grand-Tout. Par exemple, lorsque le poète crie sans recevoir la compassion attendue, il faudrait peut-être comprendre que la souffrance est générale et continue, puisque lui-être en est témoin. Car même si le temps continue, la douleur elle, reste au mieux des cas statique, d’où l’emploi continuel et omniprésent du présent qui révèle la puissance de la douleur de l’instant.
Ainsi, puissant de cette douleur qui fonde son inspiration, le poète la foudre de la Justice sur les persécuteurs du peuple où chaque tortionnaire verra sa rétribution comme le Christ l’avait prédit à Matthieu (26:52): «ils paieront», répète-t-il 6 fois, « les amants du pouvoir qui flirtent avec l’injustice. »
Et par là, s’amorce une régénérescence de l’espoir par un modèle d’Humanisme nouveau, à la croisée des puissances épistémiques. Car vivant en poète et parlant en philosophe, Fara Njaay fait le vœu d’une société synthétique du Logos où ne vivra qu’un modèle gnostique tout aussi synthétique, un poète-philosophe: une société (de l’) idéale, une nouvelle République (essentiellement basée sur le dialogisme total) après Hellène. Ainsi résonnent en échos creux des voix/voies de Delphes et du Parnasse: Platon, Senghor, Zola. Etablissement existentiel et sémantique qui n’est possible qu’ «à présent que le poème est dit». Ce qui suggère une affirmation tout aussi solennelle des pouvoirs du Verbe comme mise en place d’un mécanisme autonome de restructuration (réorganisation) du chaos, tout comme au Commencement la Lumière dissolvait les ténèbres. Car «la poésie ne doit pas périr. Car alors où serait l’espoir du Monde ?»[ Léopold Sedar Senghor, «Comme les lamantins vont boire à la source» in Œuvre poétique, Paris, Seuil, 1990, p. 173.] s’interrogeait Senghor.
Ainsi, hormis tous ces canevas de libération qu’offre l’élocution du poème, la poésie reste une réflexion sur elle-même, et par elle, s’établissent les contours d’une résurrection de la pensée et du langage totale, l’entièreté du Logos que la débâcle de Babel avait disloqué, réunir Homère et Socrate en une entité quasi divine: produire le langage intégral pour une société idéale.
Mouhamed Sow B. Critique littéraire