
Jacmel, le 23 septembre 2025
Mon frère de poème et du temps qui passe,
Je t’adresse ces lignes comme un retard assumé. Ton anniversaire est passé sans que je sois présent. Le retard est mien, je l’assume. Mais la lettre me permet de réparer, de t’offrir des vœux sans calendrier, ceux qui comptent au-delà des dates officielles. Car, parfois seule une lettre peut sauver ce qui nous échappe : elle franchit la distance, donne aux absences une matière, et garde un peu de noblesse dans ce monde saturé de monstres..
Je ne te cache pas mes difficultés. Entre février et août, j’ai eu la sensation de vivre dans une gorge étroite. Le pays vacille à chaque pas : les jours se lèvent blessés, les soirs s’alourdissent de rumeurs. Les proches appellent, demandent qu’on tienne debout, et tu n’as pas toujours les forces. Les amis perdent des batailles, et tu accompagnes leurs défaites comme on veille un corps. Et puis, les nuits ne dorment plus. À l’heure où les rues se taisent, ce sont les questions qui font vacarme. Des questions qui cognent aux vitres, s’invitent dans l’insomnie avec l’envie folle de fuir, de grimper aux arbres, de trouver une branche solide au-dessus du chaos.
Ces voix intérieures, je les ai longtemps combattues. J’ai compris qu’il fallait leur donner place. Non pas comme des monstres à repousser, mais comme des compagnes silencieuses. Elles m’ont appris que le poème n’est pas seulement une échappée, mais aussi une manière de respirer au milieu du tumulte. C’est ainsi que l’écriture me tient, non comme un luxe mais comme une urgence, une manière de rester humain dans un pays où l’air se raréfie.
Tu l’as sûrement entendu : j’ai reçu l’invitation de l’ETC Caraïbe. Une folie douce, presque irréelle, comme une fenêtre entrouverte dans une maison en feu. J’y ai vu une reconnaissance, mais aussi un devoir : continuer d’inventer des mots qui se tiennent debout malgré la poussière.
Et toi, frère, qu’en est-il de ton chemin ? Quelle page as-tu ouverte ? Je sais que tu as ce don de transformer le moindre instant en matière poétique. Le temps de finir une bière, tu as déjà un recueil prêt, mais plus encore : un livre qui marche sans toi, qui voyage de main en main, qui s’installe dans des coeurs inconnus. C’est cela que j’admire — non pas seulement ta rapidité, mais la force d’engendrer des oeuvres qui savent vivre hors de toi.
Dis-moi où en est ta voix. Dis-moi ce qui t’anime dans cette saison difficile. Le poème, je le sais, ne résout pas la faim, ne fait pas taire les balles, mais il donne aux hommes un souffle qu’on ne peut leur voler. Tu es de ceux qui maintiennent cette flamme, et j’aimerais l’entendre à nouveau.
Frère, nous sommes des veilleurs. Nous écrivons parce que la nuit nous déborde. Nous écrivons parce que, malgré tout, il faut laisser une trace, fût-elle fragile, dans le sable mouvant du temps. Alors je t’écris aujourd’hui pour renouer avec toi, mais aussi pour me rappeler qu’au milieu de ce vacarme, il reste la fraternité des mots.
De toi, j’attends non pas des nouvelles mondaines, mais le son de ta route, la respiration de ton écriture, ce souffle que je sais inépuisable.
Ton frère de poème,
Ar Guens Jean Mary
