
3/ CRÉER UNE NOUVELLE CONSCIENCE DE VALEURS
Cheikh Anta Diop suscite la réflexion sur le destin des peuples africains à partir d’une interrogation fondamentale : « L’origine égyptienne de la civilisation et le large emprunt que la Grèce fit à celle-ci étant une évidence historique, on peut donc se demander, avec Amélineau, pourquoi, en dépit de ces faits, on met l’accent sur le rôle joué par la Grèce tout en passant de plus en plus sous silence celui de l’Egypte. » Ce débat lui fait dire que l’Afrique vit au rythme d’une guerre culturelle. Elle est du reste confrontée au danger d’une distance objective entre son moi et les signes qui le déterminent ; c’est-à-dire une aliénation. Il énumère plusieurs éléments justificatifs : la spoliation des richesses de l’art africain, le refus de reconnaitre les langues africaines qualifiées de pauvres comme des langues etc.
De son point de vue, les Africains développent globalement trois sortes de réactions face à cette guerre. La première tendance est composée, selon ses termes, de cosmopolites scientistes modernisants. Ceux-ci préconisent de faire table rase du passé qui serait dépassé pour privilégier les problèmes contemporains, modernes, techniques. Ils estiment inutile, inefficace de parler d’autres langues du fait que celles occidentales tiennent la pensée scientifique moderne et se veulent universelles. Cette tendance a une inclination assimilationniste. Sa posture idéologique l’empêche de trouver des solutions concrètes au problème de l’aliénation qu’elle nie. Souffrant d’une cécité culturelle, elle déprécie ses propres valeurs. La deuxième tendance regroupe les intellectuels qui font fi du matérialisme historique ou le négligent ; perdant au fond la contribution insondable de l’histoire, de la culture nationale dans la lutte pour la liberté. La troisième propension rassemble ceux que le théoricien de l’unité culturelle de l’Afrique appelle « les anti nationalistes formalistes ». Ils ont une vue fragmentaire du terme « national » qu’ils font coïncider avec le rejet, le repli : lecture que récuse Anta Diop. En effet, pour lui, le nationalisme est à somme double. Il suppose la nécessité de la reconnaissance des apports des peuples dans l’élaboration d’une humanité sereine, mais aussi et surtout celle de « la centralité de l’Afrique comme terre de civilisation influente » . Il a la vocation de rendre à l’Afrique son passé, sauvegarder sa culture, revivifier sa capacité de création pour favoriser sa renaissance.
4/ FAVORISER LA RENAISSANCE AFRICAINE
La renaissance africaine est une thématique majeure de la réflexion de Cheikh Anta Diop. Elle constitue l’un des tout premiers sujets qui ont fait l’objet de son investigation. Une lecture rétrospective de sa bibliographie atteste que dès 1948, à l’âge de vingt-cinq ans, il formula officiellement sa préoccupation dans un numéro spécial de la revue Le Musée vivant par l’entremise d’un article au titre évocateur : « Quand pourra-t-on parler d’une renaissance africaine ? » . Sa réponse est sans ambiguïté : elle sera une réalité, « le jour où l’Afrique redeviendra elle-même, c’est-à-dire quand elle cessera d’être égrenée par toutes ces croyances sordides qu’on lui a infusées méthodiquement » .
En d’autres termes, la renaissance a pour condition sine qua non un changement notable de paradigme. Cette profonde métamorphose commence par la restauration, puis la réinvention de l’histoire africaine. Il est impératif de rendre à la race noire sa dimension historique, mémorielle. La connaissance de la continuité de ce riche passé est un élément moral catalyseur de la reconquête de sa place dans la géopolitique mondiale. Cheikh Anta Diop peut affirmer : « Le Nègre doit être capable de ressaisir la continuité de son passé historique national, de tirer de celui-ci le bénéfice moral nécessaire pour reconquérir sa place dans le monde moderne. » Car « l’histoire est un des facteurs qui assurent la cohésion des éléments d’une collectivité ; une sorte de ciment social. Sans la connaissance historique, les peuples ne peuvent pas être appelés à de grandes destinées » .
La mémoire historique stimule la capacité de créativité, d’innovation, d’inventivité dans la production de conditions matérielles et immatérielles de sa propre existence. Elle est le socle qui permet de produire et d’inventer l’identité et la diversité culturelle qui sont des conditions incontournables à toute réinvention, à toute croissance productive. Elle incarne la souveraineté qui réside avant tout dans l’aptitude à l’initiative historique. Elle est au demeurant un remède contre les fractures sociales et donc contre l’instabilité politique parce qu’elle permet d’unir le peuple autour d’un projet commun de construction du continent. Mais la meilleure expression, l’expression la plus dynamique ne peuvent venir de l’autre. Elles viennent irréversiblement de la langue originelle.
C’est pourquoi, Cheikh Anta Diop fait du développement des langues locales une phase capitale de la renaissance africaine. La logique repose sur une évidence : toute société a son histoire et toute histoire est portée par une langue. Naturellement, toute société a une langue qui la porte en tant que source vivifiante. Anta Diop met l’accent sur l’unité linguistique du continent qui implique une unité culturelle. L’apparente diversité des langues locales n’est pas une tare. Elle témoigne de la richesse linguistique et culturelle.
A ce niveau, la réflexion de Cheikh Anta Diop rencontre celle de Ngugi Wa Thiong’o qui mentionne l’apport incommensurable de la langue dans la conceptualisation de la réalité existentielle et son rôle dans la domination de l’occident :
La plus grande appropriation a été celle de l’intellect à travers la langue. La langue permet d’organiser et de conceptualiser la réalité ; c’est également une banque de la mémoire générée par l’interaction de l’homme avec son environnement naturel et social. Chaque langue, si petite soit-elle, porte sa mémoire du monde. Etouffer et dégrader les langues des colonisés signifiait également marginaliser la mémoire qu’elles portaient et élever au rang d’universalité la mémoire portée par la langue du conquérant. Cela implique évidemment la diffusion de la conceptualisation du monde de cette langue, y compris celle de soi et des autres .
La langue est un outil privilégié de conceptualisation. Harris Mémel Fôté dira que parler, c’est non seulement exprimer l’identité de sa personne individuelle, mais aussi et surtout s’inscrire dans la mémoire de la communauté et inscrite celle-ci dans la mémoire des hommes. Parler revenant ainsi à supporter le poids d’une culture et d’une civilisation, l’intellectualisme se détermine alors comme un haut niveau d’expression conséquente de la langue parce que l’intellectuel est par essence un producteur de sens. La pensée de Cheikh Anta Diop se veut, pour ce faire, une interpellation des intellectuels à jouer pleinement leur rôle d’éveilleur de conscience, d’ « inventeurs d’âmes » selon l’expression d’Aimé Césaire. Leur attitude à l’égard des langues africaines a un impact considérable dans la lutte pour la libération du continent. De la sorte, les intellectuels africains aideront à sortir de la tutelle intellectuelle en armant le peuple de l’orgueil, de la personnalité et de la mémoire indispensables aux ruptures fondatrices. Dit autrement, le véritable intellectuel africain doit dépasser son moi étroit pour contribuer significativement à la juste répartition des droits, à l’évolution qualitative des conditions de vie, au passage des sociétés déchirées d’aujourd’hui aux sociétés réconciliées de demain.
Il en découle que Cheikh Anta développe une idéologie progressiste. Car comme mentionné plus haut le progressisme se définit avant tout comme une volonté d’instaurer un progrès social. C’est un mouvement intellectuel qui considère qu’une modification profonde institutions socio politiques doit être réalisée pour une plus grande justice sociale et pour des conditions de vie plus adéquates. La pensée du savant sénégalais est une arme contre « la faillite du développement en Afrique » . Elle entend ressourcer l’âme, rectifier les injustices historiques, faire de l’Africain un Sujet de son histoire, bâtir un Etat du devenir par la réécriture d’une histoire sereine, soutenir la désobéissance épistémique face à l’injustice épistémique, libérer l’imaginaire des Africains, lutter contre le vol de l’Histoire tel que développé par Jack Goody. En cela elle se veut un progressisme décolonial ; décolonial entendu ici au sens du groupe de recherche Modernité/Colonialité/Décolonialité (MCD), singulièrement Walter Mignbolo : « une pensée autre détachée de l’idéologie moderne des Lumières » . Poétique du futur, elle est désir de célébration de la pluriversalité par la recomposition de l’imaginaire embrigadé, aliéné, soumis. Elle a pour quintessence une conscience prométhéenne entendue comme disposition d’esprit qui s’inscrit dans la réalisation d’une transgression en vue d’un affranchissement. Foncièrement panafricaniste, souverainiste et démocratique, elle fait du respect des droits et libertés le socle d’une véritable synergie de relations franches entre les peuples.
Adama Samaké
