Le 18 juin dernier, à Paris, l’UNESCO a publié un rapport sur l’état de l’industrie du livre dans les 54 Etats africains membres de l’organisation. Gestionnaire à l’exportation de livres au Maghreb, en Afrique subsaharienne et au Moyen-Orient, pour l’Association nationale des éditeurs de livres (Québec et Canada), Frédérique Saint-Julien éclaire pour nous les enjeux autour de ce rapport. Entretien. 

TV5MONDE : Pour la première fois, l’industrie du livre des 54 pays africains fait l’objet d’une analyse approfondie qui révèle des opportunités, mais aussi des difficultés systémiques. Quelles sont ces difficultés ?

Frédérique Saint-Julien : C’est une première cartographie de l’industrie du livre en Afrique que vient de publier l’UNESCO. Elle nous permet de constater que sur l’ensemble du continent, les défis communs à relever sont nombreux et touchent autant les sphères économiques, politiques, juridiques ou encore technologiques. 

Livres

Une sélection de livres est exposée dans une librairie du Cap, en Afrique du Sud, le mardi 23 janvier 2018.

© Photo AP/Christopher Torchia.

Lorsqu’elles existent, les politiques et les mesures de soutien au milieu du livre sont majoritairement jugées insuffisantes pour permettre le développement d’une industrie forte. Avec une législation peu contraignante ou parfois inexistante, le piratage demeure, sur l’ensemble du continent, un obstacle omniprésent à l’accroissement. 

Du point de vue technique, il est important de souligner l’absence d’agence ISBN nationale sur près de 50 % du territoire. L’ISBN est un numéro d’identification attestant l’enregistrement international d’un livre. 

Cette absence fait en sorte qu’une partie de la production passe sous le radar du marché dit « formel » et ne permet pas d’avoir des données probantes autant sur le nombre de titres publiés, le nombre d’éditeurs ou encore le type de format publié. 

TV5MONDE : L’ISBN, l’international Standard Book Number, en français Numéro international normalisé du livre, est un numéro à 13 chiffres qui identifie de manière unique chaque édition de chaque livre publié. Quelle est le principal problème soulevé par l’absence d’agence ISBN en Afrique ? Est-ce un frein dans le développement de la lecture ?

Frédérique Saint-Julien : C’est le recours à des agences ISBN étrangères. Un procédé qui augmente les coûts de production. Par ailleurs, l’absence d’enregistrement rend les ouvrages invisibles au marché international. 

Selon ce que démontre le rapport, le marché de la littérature dite générale semble mieux se porter en Afrique du Nord, de sorte qu’en Égypte l’édition scolaire ne représenterait que 7% de la production totale.

Frédérique Saint-Julien, Gestionnaire à l’exportation de livres au Maghreb, en Afrique subsaharienne et au Moyen-Orient, pour l’Association nationale des éditeurs de livres (Québec et Canada)

Si des campagnes d’alphabétisation sont fréquemment organisées par les gouvernements, la promotion de la lecture pour le plaisir reste trop souvent un volet oublié des décideurs. Et alors que la distribution peine à exister sur le continent, les bibliothèques publiques, en tant qu’accès gratuit à la lecture, font dans de très nombreux cas les frais d’un sous-investissement et en dehors des grands centres, l’accès aux livres est grandement limité.

TV5MONDE : Les auteurs du rapport affirment que: « L’industrie du livre en Afrique se caractérise par son segment lucratif de l’édition scolaire, qui constitue environ 70 pour cent du marché. » Comment expliquez-vous la place considérable qu’occupe l’édition scolaire en Afrique ? Est-ce le cas dans les 54 pays d’Afrique ?

Frédérique Saint-Julien : L’édition scolaire sur le continent constitue le segment non seulement le plus lucratif, mais également le plus encadré du secteur du livre. Ce segment du marché du livre bénéficie de l’appui et de la supervision du ministère de l’Éducation, autant pour le développement que l’approvisionnement. Alors que l’achat de livres de littérature générale incombe aux particuliers, sur plus de 50% du territoire, l’État est l’acheteur principal de manuels scolaires.

Dans les pays où les investissements publics en matière de promotion de la lecture sont plus soutenus, l’édition scolaire n’occupe pas une aussi grande part du marché. Selon ce que démontre le rapport, le marché de la littérature dite générale semble mieux se porter en Afrique du Nord, de sorte qu’en Égypte l’édition scolaire ne représenterait que 7% de la production totale.

TV5MONDE : Le chiffre d’affaires annuel des importations de livres en Afrique est plus de six fois plus important que celui des exportations. Comment peut-on expliquer un déficit aussi important ? Et quid des langues régionales et autochtones, éclipsées par l’anglais, le français et le portugais?

Frédérique Saint-Julien : Encore une fois, nous sommes obligés ici de relever le sous-financement public qui a un impact direct à tous les niveaux de la chaine du livre, que ce soit au niveau des coûts de production, de distribution et même sur la viabilité des maisons d’édition à long terme. 

Librairie

Sur cette photo prise le lundi 8 février 2016, Geoff Klass travaille sur ordinateur dans sa librairie de Johannesburg, en Afrique du Sud, qui abrite quelque 2 millions de livres et de gravures.

© AP Photo/Themba Hadebe

Le rapport relève également que les incitations fiscales concernent souvent des réductions sur les droits d’importations des livres, ce qui renforce la dépendance aux livres provenant de l’extérieur. C’est en quelque sorte un cercle vicieux. 

Quant à la représentation de l’édition en langues autochtones dans le marché du livre en Afrique, il ne faudrait pas croire qu’une baisse des importations ferait comme par magie augmenter la lecture en langue locale. Ce que le rapport ne soulève pas c’est le niveau de littératie dans ces langues [La littératie est l’aptitude à lire, comprendre et utiliser l’information écrite, NDLR]. 

Le faible taux de publication numérique sur le territoire rend d’ailleurs le lectorat africain dépendant des importations non seulement au niveau du contenu, mais également au niveau du contenant. 

Frédérique Saint-Julien, Gestionnaire à l’exportation de livres au Maghreb, en Afrique subsaharienne et au Moyen-Orient, pour l’Association nationale des éditeurs de livres (Québec et Canada)

Ces langues sont souvent mieux maitrisées oralement. Or, le livre audio reste marginal sur de nombreux marchés mondiaux à l’exception de la Suède. Il faudrait également revoir au niveau des programmes d’éducation l’enseignement écrit de ces langues. Et c’est ici l’ensemble de la chaine de l’enseignement qu’il faudrait revoir. 

L’édition numérique africaine dans la majorité des pays ne représenterait que 1 à 2% de la production totale.

TV5MONDE : Les nouvelles technologies de l’Information et de la communciation sont un catalyseur important qui redessine même le secteur de l’édition. Le continent africain est-il concerné par cette dynamique ? Est-ce une chance pour l’industrie du livre sur le continent ?

Frédérique Saint-Julien : La place du numérique dans le monde de l’édition n’épargne bien évidemment pas le continent africain. Le faible taux de publication numérique sur le territoire rend d’ailleurs le lectorat africain dépendant des importations non seulement au niveau du contenu, mais également au niveau du contenant. Selon le rapport, l’édition numérique africaine dans la majorité des pays ne représenterait que 1 à 2% de la production totale. 

La professionnalisation du secteur dans ce domaine permettrait une plus grande circulation des ouvrages, autant au niveau local qu’à l’international. 

Distribution livres

Des femmes échangent avant de distribuer des livres, lors des célébrations de l’anniversaire de l’ancien président sud-africain Nelson Mandela, à Mvezo, en Afrique du Sud, le mercredi 18 juillet 2012

© AP Photo/Schalk van Zuydam

Évitant tous les coûts liés aux divers frais de transport, les embûches de la distribution autant locale qu’internationale, le livre numérique africain pourrait rejoindre un nouveau lectorat à l’extérieur du continent africain qui, dans la grande majorité des cas, n’a pas accès aux publications éditées en Afrique.

TV5MONDE : En évoquant ce rapport de l’UNESCO, vous avez d’emblée exprimé des doutes et des réserves. Pour quelles raisons ?

Frédérique Saint-Julien : On se réjouit bien sûr de la publication d’une telle cartographie. Je souhaiterais d’ailleurs que ce rapport constitue en quelque sorte un plaidoyer pour les associations existantes auprès des différentes autorités afin de voir l’industrie du livre en Afrique s’épanouir autant économiquement que culturellement.

Cependant, je m’interroge sur la valeur de certaines données fournies par les autorités publiques nationales, parfois obtenues sans consultation des acteurs des milieux concernés. On peut d’ailleurs commencer à voir différents acteurs de ces milieux soulever ces mêmes interrogations.

Quant aux défis à relever, nombreux sont identifiés et discutés depuis plus d’une dizaine d’années, sans jamais voir d’amélioration. Espérons que cette fois-ci, un rapport provenant d’une organisation comme l’UNESCO trouve des échos au niveau des différents décideurs. C’est non seulement le continent africain qui en sortirait plus fort, mais la chaine mondiale du livre qui en bénéficierait.