Dans un monde où la douleur s’exprime souvent dans le vacarme de l’horreur, la poésie reste une des rares voies qui permettent d’accueillir l’indicible. Deux poètes, Zacharia Sall et Ar Guens Jean Mary, ont échangé des lettres déchirantes sur la tragédie en Haïti, où un nourrisson a été brûlé vif. Une mère anéantie. Un cri réduit en silence. Un acte qui dépasse l’entendement. 

À travers cet échange, les mots deviennent des refuges fragiles, des éclats d’humanité dans l’obscurité. Faut-il encore croire en la poésie face à une telle inhumanité ? Peut-elle panser les plaies ou offrir une consolation aux âmes en détresse ? 

La lettre de Zacharia Sall : L’horreur mise à nu

Mayotte, le 20 février 2025

À Ar Guens Jean Mary,

J’ai vu l’apocalypse de l’ange. Le regard du bébé vidé. Les flammes faim de vie innocente. La fin qui se prolonge dans la désespérance. Et abruptement la gueule ouverte de l’ombre qui accueille les vagissements de l’ange. La rage qui fait appel au trépas. 
Que peut le poème face à une telle inhumanité ? 

J’ai vu l’atrocité grimper le paroxysme de la folie. On a brûlé vif le nourrisson. Sa peau. Son avenir. On a brûlé jusqu’à ses cris qui ont rejoint les étincelles du silence. Mais j’entendais encore et encore ses pleurs dans ma tête. Un vacarme qui marche désormais dans ma mémoire. 

La mère a crié pourtant pitié. Mais la pitié est pour les hommes. Et un homme qui tue un ange n’est pas un homme. Un homme qui tue un ange n’a pas de nom. Il n’a pas de visage malgré son visage. Le visible camouffle ici sa véritable image qui échappe aux battements de nos cœurs. Un homme qui tue un ange n’a point d’identité. Il n’a pas de pays. Il n’appartient à aucune communauté. À aucune patrie. À aucune religion. 

Car un pays, une communauté, une patrie, une religion, c’est avant tout des valeurs qui paraphent la vie et sa continuité. Des valeurs qui homologuent l’être et son souffle. Ils disent oui à la rencontre des possibles. Ils disent non à la rayure des arcs-en-ciel. Non aux mouvements de la décadence. Non aux gestes de cataclysme qui privent à l’âme ses lumières énigmatiques. 

J’ai vu cette mère qui s’est déshabillée sous le soleil espérant couvrir de ses habits son chagrin. Un acte de révolte sans doute. Mais tous les actes de révolte ne se soldent pas par une victoire. Et le chagrin est un enfer qui brûle jusqu’à la cendre tout tissu. 

Et échec. J’ai observé, les larmes aux yeux, les souffrances de cette mère. Le chagrin a commencé par brûler sa raison avant de consommer son souffle. J’ai vu son esprit par terre. À même le sol. Sur le béton sale. Nu de la nudité des damnés sur terre. 

Son corps en revanche était debout sur son chagrin, refusant de suivre la direction de la chute de son esprit. Son corps était debout sur la vitesse de sa conscience brisée en mille fragments. 

Je l’ai vue courir et seulement courir. Suivait-elle les silences de son ange ? Vers quel horizon espérait-elle retrouver ses esprits ? 

Les infos racontent qu’elle a finalement rejoint son enfant. Elles racontent que son cœur a fini par exploser. Un big-bang de chagrin l’a finalement emportée. Comment aurait-elle pu survivre à une telle atrocité ? 

Et que peut notre art face à une telle réalité qui nous affiche toute la laideur des hommes d’aujourd’hui ? 

Zacharia SALL



La réponse d’Ar Guens Jean Mary : Un espoir dans la poésie

Jacmel, le 22 février 2025

À Zacharia SALL,

Il est vrai que les monstres, dans leur quête de donner au mal un statut, l’instituent en symbole ; et nous, nés d’une autre étoile, nous sommes appelés à l’accueillir. Tu sais, j’ai vu bien des choses ici, des visions qui auraient pu me précipiter dans l’abîme du désespoir. Pourtant, je résiste. J’écris encore, je partage ces étincelles de rêves avec le premier venu, car c’est la moindre des choses à faire. Avec ma famille. 

Je me suis longtemps interrogé sur ce que le poème pouvait offrir face à l’adversité. De Montpellier à Martinique, d’Haïti aux contrées où la beauté fait danser les seins, la question m’habite : que peut le poème lorsqu’une mère, en pleurant les cendres de son enfant, verse ses larmes sur le monde ? Hier – ou peut-être ce matin – mes pas m’ont conduit vers le livre d’Edgar Morin, Amour, Poésie, Sagesse. Le chapitre dédié à la poésie, d’un pouvoir fascinant, a renversé mon âme par sa richesse simple et la beauté de ses mots. Morin nous rappelle qu’il existe deux états de l’être humain. Il y a d’abord « l’état premier », ce mode prosaïque par lequel nous percevons et raisonnons au quotidien ; puis, il y a « l’état second », l’état poétique, qui nous ouvre les yeux sur la vie dans toute sa splendeur, nous invitant à considérer l’autre comme une part de nous-mêmes, avec ses fragilités et ses forces. Cet état, si je saisis bien ses idées, nous préserve des atrocités, nous projette dans une béatitude et nous incite à un geste lumineux. Il apprivoise le monstre intérieur que la société, selon les époques et les lieux, aime à exhiber lorsque notre Rome-Monde réclame une orgie de sang entre gladiateurs. 

Bref ! J’ai appris que cet état poétique ne se réduit pas à une simple expression littéraire – c’est un propos dont on a tant parlé. 

Mon cher camarade solaire, quand je me livre à la conversation intime, je suis persuadé que c’est cet état poétique qui nous permet de tenir face aux horreurs. Car, lorsque le malheur s’abat sur nous, nous puisons dans cette source intérieure pour parler à l’autre, pour tenter de percevoir au-delà du geste. C’est un état empreint d’un amour assez grand pour offrir le pardon. Dit ainsi, cela peut sembler utopique, voire trop idéaliste, et pourtant, c’est nécessaire. Je comprends ainsi, à travers les propos de Morin, pourquoi nos pères, nos mères, et tant de gens ordinaires, malgré le désespoir, continuent d’aimer, de vivre dans ce pays et d’offrir, ne serait-ce qu’un soupçon de rêve dans leurs regards. 

Voilà ma manière de te répondre. Je ne sais si mes mots seront aussi poétiques que les tiens, mais je crois que ce geste réactif témoigne d’une parole en état second dans un monde dominé par l’état premier. 

P.S. : Je revendique le « y » dans Mary. Tu peux me l’envoyer par email ou par la poste. 

Ar Guens Jean Mary



Dans cette correspondance, la douleur et l’espoir se croisent. Là où Zacharia Sall se noie dans l’horreur d’un monde qui a perdu sa part d’humanité, Ar Guens Jean Mary propose un refuge dans la poésie, ce « second état » qui permet d’aimer et de résister. Peut-être que, face aux ténèbres, l’art ne sauve pas, mais il témoigne. Il rappelle que, malgré tout, il existe encore des voix pour dire l’indicible et refuser que le silence l’emporte.