
Cher Bernard Badié,
Je suis bien rentré à Bouaké ; à part ma prochaine rencontre avec la grande histoire, rien de plus agréable. Hier soir j’ai dîné avec Citronnelle, une pute de l’hôtel, puis, alors que je m’apprêtais à regagner ma chambre, Citronnelle m’a demandé si je voulais perdre la nuit entre ses jambes, j’ai répondu non. Elle a dit pourquoi ? J’ai murmuré que la littéraire m’attend, et je suis allé poursuivre la lecture d’AL SHABAH, le nouveau roman de Khalil Diallo.
AL SHABAH est une œuvre remarquable qui prouve les ambitions de l’auteur en fait de littérature ; il y a dans ce livre un charme qui s’explique par la vérité humaine des créations littéraires. Malgré les défauts, les lacunes et les contradictions qu’une attention sévère ne manque pas d’y découvrir, je suis heureux de pouvoir, sans manquer de franchise, recommander AL SHABAH comme un récit intéressant ; car on ne peut le quitter qu’après l’avoir achevé : c’est là sans doute un mérite considérable mais qui, hélas ! ne saurait classer AL SHABAH parmi les précieuses œuvres littéraires africaines.
L’histoire commence en 2021, à Abidjan. Un jeune écrivain est au Salon International du Livre d’Abidjan (SILA) « pour défendre » son premier roman. « À la fin de la première journée », alors que ce jeune écrivain « marchait sur les bords de la lagune Ébrié », « surgit des ténèbres », devant lui, « Heberto, l’écrivain le plus insaisissable de la littérature contemporaine », avec qui il entretient depuis des années « des échanges épistolaires ». « Pourquoi m’attends-tu ? », demande Heberto. Le jeune écrivain répond : « Pour découvrir ton art, pour m’en servir et m’aguerrir ». Alors, Heberto, comme pour initier le jeune écrivain, se met à lui raconter une histoire… « Il était une fois… », AL SHABAH, un « mystérieux justicier » à Dakar, voulait redresser « les torts du passé » ; il s’en prend, par « une série de gestes sanglants », aux élites corrompues du pouvoir, en ornant les corps déchiquetés de symboles occultes. Le commissaire Mame DIOP, qui est chargé de mener l’enquête, devient très vite l’antagoniste de l’ombre, et, dans sa quête pour résoudre le mystère, il se heurte à une réalité crue où s’entremêlent les traditions ancestrales, les problèmes de gouvernance, la corruption, la violence policière… Mame DIOP, « le commissaire respecté, l’enquêteur brillant », finit par être accusé d’être « le tueur qu’il pourchassait depuis mois ». « Il fut condamné à mort, pour l’exemple » (P.217) « Il profita, un matin qu’il se promenait dans l’enceinte de la maison d’arrête de la capitale, d’un moment d’inattention d’un de ses geôliers, s’empara de son arme de service, et se suicida ».
Al SHABH se lit comme une réflexion sur la justice, l’impunité, la littérature, la notion du bien et mal ; ce roman polymorphe, interroge aussi la place du citoyen face à un système défaillant dans lequel chacun semble condamné à lutter. Malgré ses crimes, Al SHABAH, le justicier, est le symbole de la justice qui échappe aux mains des Autorités. « La frontière entre le bien et le mal, entre la justice et la vengeance, est souvent plus floue que nous ne le pensons (..) Le tueur, par ses actes, me force à réfléchir sur la nature de la justice, sur ce que cela signifie vraiment d’être policier ». (P.83) Dans ce roman noir, tout s’enchaine : enquête, tragédies humaines, avec, en toile de fond, la puissance de la création littéraire.
Si Khalil Diallo excellent dans le renouvellement tour à tour épouvantables, tristes, drôles. On pense souvent en le lisant à La plus secrète mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr ; mais Mohamed Mbougar Sarr, à différance, écrit avec sérénité en nous faisant oublier le présent. Ce qui n’est plus le cas de Khalil Diallo, qui ne se donne pas le temps ou la peine (c’est selon) de tamiser ses idées, et qui accepte avec célérité toutes celles qui lui viennent en se répétant en diable. « Il questionnait son rapport à la scène de crime qui lui donnait un air de déjà-vu. Comme s’il avait été sur ces lieux, qu’il avait déjà vu ces corps. » (P.81) « Les scènes de crime lui donnaient toutes un air de déjà-vu. » (P.89) « Il y avait quelque chose de familier dans ces scènes de crime, comme s’il les avait déjà vues auparavant. » (P.189) ou encore, « Le soleil de fin d’après-midi baignait les bâtiments d’une lueur orangée. » (P.157) « Le soleil couchant embrasait le ciel, peignant les nuages de teintes orangées et pourpres. » (P.158)
Malgré ces chicanes, qui sembleront niaises au plus grand nombre, à force d’être procédurièrement reduites, je suis heureux de pouvoir, sans manquer de franchise, recommander AL SHABAH comme un récit intéressant ; car on ne peut le quitter qu’après l’avoir achevé : c’est là sans doute un mérite considérable mais qui, hélas ! ne saurait classer AL SHABAH parmi les précieuses œuvres littéraires africaines.
Au revoir. Je reste ton petit-fils chéri.
De KOIGNY
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