Rarement, dans notre génération, un geste romanesque se déploie avec une telle ampleur métaphysique et une telle densité poétique. C’est la première vérité que je dois au lecteur avant toute chose, dans le cadre de cette critique du roman de Falia.

« La petite maison à la porte bleue » du nom du roman dont il est question ici ne raconte pas seulement une histoire, l’histoire d’une femme, Tia, ni même d’une vie cabossée par l’accident, l’exil et le deuil : il s’agit d’une méditation ininterrompue sur le destin, la fatalité et la fragile dignité humaine. 

Je n’en dirai pas le contenu, lisez la quatrième de couverture, d’abord, le livre dans son entièreté ensuite pour vous en faire une idée. Ce qui importe ici, c’est non l’histoire, mais la littérature qui se déploie dans ces feuillets.

Dès les premières pages, dans un cabinet de psychothérapeute à Jeonju, la voix qui s’élève évoque les ombres et les cadavres de nos vies antérieures, nos doubles enterrés sous chaque pas. Cette ouverture n’est pas une simple entrée en matière : elle installe immédiatement un régime d’écriture où l’existence se pense comme tragédie universelle, sans céder à la rhétorique du malheur mais en cherchant une lucidité nue.

Ce début, de ce cabinet, sert à mieux déborder les frontières de la Corée, du Maroc, de l’Afrique fictive d’Adiyo, et finalement du temps lui-même.

La figure de Tia, qui traverse le texte comme un mythe moderne, cristallise cette tension. Enfant héroïque et brisée dans un accident à Ifrane, survivante d’un coma qui emporte sa mère, orpheline recueillie, puis femme journaliste, épouse, amante, suicidaire parfois, mais toujours combative — elle incarne le paradoxe d’une vie vouée à l’échec et pourtant traversée par une obstination à « presser chaque seconde pour en extraire son maximum de beauté » . Elle est une Antigone déplacée dans les marges de l’Afrique et du Maghreb contemporains. À travers son destin, ses troubles, son rapport à l’identité, le roman sert une réflexion sur l’impossibilité de dire le passé, la fragilité de la mémoire, la puissance des fictions et leur capacité à cimenter le réel.

D’une phrase, une assertion philosophique, « la vérité est qu’entre son début et sa fin, entre l’ombre et la lumière, la vie de l’homme est un pont flageolant suspendu entre deux éternités d’incertitudes. », le récit se démultiplie. On suit Tia — Antia Maria — héroïne fragile et tenace, marquée par un accident d’enfance qui devient le foyer irradiant de toute son existence. On suit aussi Jessim-Hélouan, inspecteur de police bouleversé par une lettre de suicide qui lui est étrangement adressée et que l’enquête entraîne au-delà de toute logique rationnelle. À mesure que les récits s’enchevêtrent, le lecteur est happé dans un univers où le Maroc, l’Afrique d’Adiyo et la Corée dessinent une cartographie nouvelle : celle d’une littérature qui refuse les frontières.

Ce qui enchante, c’est que le roman ne se laisse pas réduire. Il est à la fois policier et fantastique, roman d’apprentissage et méditation existentielle. Il ose des passages de pure science-fiction métaphysique, mais il sait aussi se faire charnel et sensible, en racontant une enfance, un deuil, un amour. Cette liberté de ton et de genre n’est jamais désordonnée : elle reflète au contraire la complexité de la mémoire, où rien n’est jamais simple ni définitif.

De là, naît une tension magnifique : les personnages luttent contre la fatalité. Tia refuse de se laisser abattre par les épreuves, Jessim tente de dénouer le fil de vies déjà écrites, et tous incarnent une même révolte contre l’idée d’un destin scellé. Le roman devient ainsi une fable universelle : sommes-nous les auteurs de nos vies, ou les simples pantins d’une histoire écrite ailleurs ? Cette question, loin d’être théorique, traverse chaque page avec une intensité rare.

A ce sujet, ce qu’il faut dire, c’est la force narrative dont fait montre l’auteur qui contribue à cette intensité sans jamais céder à la facilité. Lyrique, foisonnante mais toujours habitée par une sincérité profonde, elle entraîne le lecteur dans une expérience totale. 

Ma plus grande satisfaction est celle du livre dans le livre — La solitude du chrysanthème, où réapparaît l’héroïne elle-même — qui crée une mise en abyme vertigineuse. On ne sait plus si l’on lit un témoignage, une fiction, une hallucination. Ce doute, loin d’être un obstacle, devient la promesse d’une littérature qui bouscule nos certitudes.

Bien sûr, cette ambition a son prix : la profusion narrative, les digressions, la densité du texte peuvent désorienter, donner le vertige, la nausée. Mais c’est précisément ce risque qui fait la grandeur de La petite maison à la porte bleue. Dans un paysage littéraire où tant de romans se contentent de rassurer le lecteur, celui-ci choisit de le troubler, de le perdre, pour mieux lui faire éprouver ce qu’est la mémoire : un labyrinthe d’ombres et de lueurs.

Lisez ce roman dont on sort ébranlé mais aussi stimulé. Car derrière les drames personnels, derrière les temporalités éclatées, se dessine une conviction : la littérature peut encore dire l’inquiétude de vivre, mais aussi la force de survivre. C’est pourquoi La petite maison à la porte bleue s’impose comme une œuvre de grande ambition, qui annonce avec éclat l’arrivée du grand roman de Falia, son magnum opus, car pour un écrivain de son acabit, le meilleur roman est toujours le dernier ou celui à venir.

Khalil Diallo