Lecteurs humbles et innocents, si vous n’avez pas encore eu la malchance de lire Avant que la poésie ne périsse un jour d’Ouzin K. Thiombiano, remerciez le ciel et éloignez-vous de ce livre. Cette poésie vous volera le peu de pureté que vous essayez de préserver. Elle vous entraînera dans les confins sinueux de la brutalité langagière et vous fera découvrir, alors que vous ne vous y attendiez pas, l’insolence qui fascine et la pudeur qui révulse.Véritable lieu de vertiges, toute une faune sensuelle y défile. Un parfum d’interdit flotte entre les pages. Attention ! Terrain glissant, la pudeur pourrait s’y égarer. La tension érotique du poète va jusqu’à déceler autre chose que deux yeux et un nez derrière l’image de « deux points bien gras », entre deux parenthèses, au-dessus de la lettre V.

Calligramme ? graphisme ?  Que cherche donc à montrer le poète Thiombiano ici, si ce n’est deux yeux et un nez ? Ah, le coquin ! Parfois, ce n’est pas l’œil qui corrompt, mais plutôt l’objet qui se donne à voir  dans sa nudité provocante.

Lecteurs humbles et innocents, vous voilà déjà en train de glisser, lentement, imperceptiblement, dans les gouffres de la perversité. Je vous avais pourtant prévenus : n’ouvrez pas ce livre ! Malgré tout, vous vous êtes entêtés, piqués par une curiosité que vous auriez dû ignorer.
Le poète Thiombiano, tel Zarathoustra quittant sa montagne, vient vous faire part d’une nouvelle à laquelle vous ne vous attendiez pas. Il ne s’agit pas ici d’annoncer la mort de Dieu – encore que le paganiste aurait bien pu la décréter. Non, son message est tout autre : « Dame Poésie est une pute. » Dans « Le nom de la belle… »,  il la présente en fille de joie stationnée devant une cantine, dans l’attente d’un vieux débauché coiffé d’un béret et clope au bec. Ce dernier descend d’une décapotable avec « la dégaine à Prévert » et, bien sûr, une capote dans la poche. Cette image, crue et burlesque, traduit l’obsession du poète pour une littérature qui refuse le carcan du sacré et s’offre, dans une profanation joyeuse, à tous les passants.
Que dire encore de l’érotisme de Thiombiano ? Il faut croire que le poète entrevoit le désir dans chaque détour de phrase ; qu’il effleure les mots comme d’autres effleurent des peaux. Il semble habité par une obsession tenace du désir. De quoi inquiéter les âmes prudes et faire frissonner les censeurs. Texte de jouissance, au sens barthésien du terme, le recueil de Thiombiano ne caresse pas le lecteur dans le sens du poil, mais il le bouscule, le dérange, le fracture. Il fait vaciller les codes et déploie tout son art dans un véritable libertinage textuel. Dans « L’Abécédaire du séducteur », il convoque l’alphabet pour une conquête amoureuse, jusqu’au fameux « point G », où le plaisir s’écrit autant qu’il se devine.
Là, je vous vois détourner les yeux, lecteurs humbles et innocents. Pourtant, dès le début, je vous avais mis en garde. Mais il faut croire que la tentation a été plus forte. Malgré votre prétendue pureté, vous avez décidé de fricoter avec le lupanar poétique. Eh bien, tant pis pour vous ! Vous l’aurez voulu. Cela dit, avançons.
« Quel pervers, ce disciple de Prévert ! » s’exclame le lecteur Mohamed Seck, non sans une pointe de sarcasme. En effet, s’il y a un poète dont l’ombre luit dans chaque texte de ce recueil, c’est bien l’auteur de Paroles. Mais là où Prévert faisait danser les mots sur le fil du non-dit, Thiombiano les jette en pleine lumière, sans pudeur ni détour. Il exhibe là où son maître suggérait. Il vocifère là où l’autre chuchotait. La pudeur en moins, l’insolence en plus. Entre le Prévert rêveur et le pervers joueur, il n’y a qu’un pas : un pré vert où les mots, innocents et timorés, basculent vers le trouble du désir.
Cependant,  réduire Thiombiano à sa seule irrévérence serait une erreur. Derrière l’apparente insolence du poète, se cache une véritable virtuosité du verbe, un amour du langage qui suinte à chaque page. Il joue avec les mots comme un funambule sur un fil trop mince, risquant toujours de tomber dans l’absurde, mais se relevant avec élégance dans le sens. Il manie le calembour avec une dextérité rare. Même lorsqu’il se penche sur la langue elle-même, il la tord avec jubilation. Dans « Souffle d’un mot », il prête au lexique une vie propre, où les termes copulent et enfantent des paragraphes dans une orgie syntaxique. Et que dire de  « La vapeur des idées » ? Un pur tour de force où la ponctuation devient personnage, où le texte prend la forme d’un embouteillage chaotique où se croisent points d’interrogation, points d’exclamation, virgules et tirets dans un ballet mécanique et absurde. « Bon train, le véhicule des propositions / Freine devant un point d’interrogation. » écrit-il, transformant la grammaire en une farce routière où les phrases circulent sous le regard étonné des passants.
Ainsi, au-delà de la luxure, ce qui frappe dans Avant que la poésie ne périsse un jour, c’est le langage lui-même qui devient terrain de jeu et de subversion. La langue est retournée, triturée, accouplée dans des lubriques rapports textuels (« Un mot n’est pas qu’un simple signe / Mais être qui naît, vit, copule et meurt. »). Thiombiano jouit de la polysémie, s’amuse des sonorités, provoque par le détournement de sens. « Apocope » en est un parfait exemple : il y écrit sans détour « TrouduC, nouvelle entrée dans le dico ! » en se demandant si la langue de Molière ne finit pas, elle aussi, par « puer de la gueule ». Il y a dans la poésie de Thiombiano quelque chose de bancal, d’excessif, de maladivement obsessionnel. Le poète écrit comme on crache, comme on gifle. À coups de vers jetés en travers de la gorge du lecteur, il force à voir ce qu’on préférerait ignorer : le sexe des mots, la lubricité des rimes, la souillure de la poésie quand elle se vautre dans l’obscénité.
Lecteurs humbles et innocents, peut-être n’êtes-vous plus aussi fragiles qu’au début de cette lecture. Peut-être avez-vous résisté aux secousses du langage, traversé l’insolence des mots sans perdre vos âmes. Et si tel est le cas, alors peut-être pouvez-vous désormais vous adonner à ce livre sans danger.
Car voyez-vous, derrière ces jeux apparents, derrière cette insolence qui vous a d’abord fait détourner les yeux, il y a surtout une obsession : la peur du silence. Ce recueil ne cherche pas tant à choquer par son érotisme débridé qu’à hurler contre l’étouffement. Il est le cri d’un poète hanté par la disparition imminente de la parole libre, par l’angoisse qu’un monde engourdi par la morale et le conformisme finisse par ériger des bûchers pour brûler les derniers vers scandaleux.
« Dame Poésie est une pute ». Mais derrière cette provocation, il y a le désespoir d’un homme qui redoute qu’elle ne devienne un cadavre, étouffée sous le poids du bon goût et des convenances. Alors non, la poésie ne périra pas. Mais si jamais elle devait mourir, ce ne serait pas sous les assauts d’un Thiombiano trop libre, trop cru, trop indécent. Ce serait sous l’étouffant silence de ceux qui, par peur ou par confort, auront cessé de lire, refusé d’entendre, et laissé place aux poètes fades, ceux qui écrivent comme il faut, sans heurt, sans fièvre, sans déranger.
Toi qui es encore là, toi qui as lu jusqu’au bout, tu sais maintenant que la poésie ne se souille pas : elle se défend, elle se débat, elle s’arrache à l’oubli. Alors lis Thiombiano, humble lecteur. Lis sans crainte.

Louga, le 19-04-2025
Papa Moussa SY
Professeur de Lettres – Écrivain, poète.