Par Charles Gueboguo

La distinction entre littérature de protestation (expression immédiate de désaccord par le texte) et littérature engagée (transformation durable des représentations sociales pour l’action) ne relève pas d’une essence immuable des textes. Il s’agit plutôt d’un processus historique où forme et réception s’entrelacent. Cette porosité ne doit pourtant pas conduire à un relativisme absolu, car si la réception transforme le texte, elle ne crée pas ex nihilo sa portée politique. La portée politique du politisable germe dans les fissures mêmes de l’écriture. Cette dynamique, apparue avec l’affaire Dreyfus (1898) et radicalisée dans les luttes anticoloniales (années 1950‑70), trouve son intelligibilité dans la théorie du sensible (Rancière) qui concerne le partage des visibilités et des énonciations. Le but est de transcender les vieux débats entre Sartre et Camus sans pour autant les nier. Je propose de les dépasser par une dialectique historique plus fine. Le cas de Kafka, entre autres, manifeste cette porosité des frontières génériques.

L’œuvre de Kafka permet de postuler pour la porosité de la frontière entre littérature engagée et littérature de protestation. En effet, l’apparente neutralité de l’œuvre de Kafka est devenue, par la force des réceptions successives, un instrument de dévoilement politique. Pourtant, cette neutralité n’était qu’apparente. La structure même de l’absurde kafkaïen contenait en germe une critique des systèmes totalitaires. La réception n’a fait qu’expliciter ladite critique des systèmes totalitaires. Le manuscrit original de son Procès (1914) ne contenait aucune indication politique explicite. Pourtant, Adorno montrera en 1951 que Kafka a écrit la prophétie d’Auschwitz avant même que quiconque ne puisse l’imaginer  (Notes sur Kafka, Adorno). La lecture a posteriori qu’Adorno fit de Kafka après Auschwitz est ici éclairante. Le philosophe refuse de n’y voir qu’une description habile de la bureaucratie. Il propose de saisir, à travers la description du chaos et de l’absurde kafkaïen, une préfiguration des mécanismes d’aliénation qui rendront possible l’horreur concentrationnaire. Cette lecture a permis la révélation d’une potentialité latente dans l’œuvre kafkaïenne elle-même. Ainsi, l’interprétation rétrospective transforme une œuvre littéraire en analyse politique, en démontrant comment la réception historique peut révéler une dimension engagée qui n’était pas immédiatement lisible ou saisissable. Ce paradoxe éclaire mon propos qui est d’avancer comme hypothèse que l’engagement qui sous-tend le devenir-politique d’un  texte littéraire se construit dans l’histoire longue des appropriations et réappropriations collectives. Il s’agit d’une construction immédiate ou a postiori.  Toutefois, cette construction n’ouvre pas le champ à l’arbitraire de l’interprétation. La construction dont il est question ici requiert une compatibilité entre la texture du texte et les luttes qui s’en emparent. C’est dure que la réception  elle‑même n’est jamais neutre. Elle est à situer historiquement et politiquement, car les collectifs que forment les lectorats transforment les significations et actualisent les textes en fonction de leurs propres luttes.

Ce mécanisme d’appropriation, voire de réappropriation, se vérifie également dans les luttes anti‑esclavagistes à travers ce qui a été désigné littérature de protestation. La littérature de protestation a ceci de particulier qu’elle produit des effets politiques immédiats qui peuvent surpasser ceux des œuvres les plus sophistiquées. Ainsi, l’efficacité de La Case de l’Oncle Tom tient moins à ses qualités intrinsèques qu’à son incorporation dans le mouvement abolitionniste ( Edward Saïd). Cependant, son impact tient aussi à sa capacité à cristalliser des émotions collectives préexistantes. Ce qui permet de suggérer que la réception d’un texte ne crée pas la portée politique, mais elle l’actualise. La Case de l’Oncle Tom (1852) fut ainsi instrumentalisée différemment aux USA. Au Nord, elle devint un symbole abolitionniste (300 000 exemplaires vendus en un an) tandis qu’au Sud, elle fut adaptée en pièces pro‑esclavagistes ( avec des versions édulcorées dès 1853). Cette dualité de la réception dans ce cas montre que le devenir-politique d’un texte n’est jamais univoque. Il reste toujours l’enjeu de luttes interprétatives en contexte (appropriation dans le présent et réappropriation dans des contextes différents mais qui indiquent des parallèles dans les formes des systèmes d’oppression à interpeller/questionner). Cette dialectique éclaire aussi le cas des romans coloniaux africains des années 1960. Si dans leur majorité ils reprennent des formes européennes comme originaux, leur radicalité naît de leur insertion dans les combats pour l’indépendance. On peut par exemple évoquer, parmi tant d’autres, L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane. Malgré sa forme héritée du roman d’apprentissage européen, il est devenu un outil de réflexion critique dans le contexte des indépendances africaines. Son hybridité formelle qui aurait pu l’handicaper en annihilant sa « pureté » formelle est dès lors devenue  une force, car elle a permis une subversion de l’intérieur des codes littéraires dominants. Les œuvres de Tolstoï ou d’Ostrovski montrent aussi comment l’efficacité immédiate (la protestation donc) peut parfois primer sur l’innovation formelle. Pourtant, ces mêmes textes apparaissent souvent datés aujourd’hui, prisonniers des codes de leur époque. Mais c’est ce côté suranné dans le confinement des codes de leurs contextes qu’on pourrait  leur objecter qui est la preuve paradoxale que la force de ces textes était indissociable d’un contexte historique précis. Leur dimension engagée ne résidait donc pas seulement dans leur réception, mais dans le jeu de cette adéquation momentanée entre forme, contenu et conjoncture historique. Voilà pourquoi la littérature de protestation ne devient engagement qu’à travers ce travail historique de réappropriation. Les Damnés de la Terre (Fanon, 1961) fut ainsi saisi dès sa parution en France, mais le texte circula sous le manteau dans les maquis FLN, avec des tirages manuscrits attestés par les archives militaires (SHD 1H2576). Cette circulation clandestine n’a pas créé son engagement. La circulation clandestine de ce texte a actualisé la charge subversive déjà contenue dans sa prose incandescente et de révolte.

L’engagement comme praxis créatrice donc suppose un saut qualitatif. L’autonomie formelle n’a de sens et de puissance que rapportée à des structures collectives d’appréciation (Bourdieu). Inversement, ces structures ne peuvent s’emparer que de ce qui, dans la forme même du texte, offre des prises à l’appropriation militante. C’est ainsi par exemple  que l’œuvre de Césaire, à travers le mouvement littéraire de la Négritude lui-même s’inspirant du mouvement artistique de la Renaissance de Harlem, invente les conditions linguistiques d’une nouvelle subjectivité noire. Ce geste, analysé par Sartre, ne prend son sens que rapporté au terreau des luttes anticoloniales (Fanon). Pourtant, c’est bien la puissance incantatoire de sa « verbalité haute » qui a facilité cette appropriation. La verbalité haute, c’est quand la langue ne sert plus à communiquer, mais à convoquer. Elle appelle intentionnellement ce qui n’a pas encore de nom, à savoir: la douleur du passé, la violence du présent, les possibles de l’avenir. (Glissant, L’Intention poétique, 1969).
Le Cahier d’un retour au pays natal circulait ainsi plus ou moins dans la clandestinité parmi les militants anticoloniaux. Cette appropriation par les mouvements de luttes en a fait, de facto, un manuel de résistance culturelle. Pour ce qui est de la créolisation, elle est devenue méthode d’écriture lorsque les communautés caraïbes s’en sont emparées (Glissant). Ainsi, la créolisation ne désigne pas un métissage passif, c’est davantage un processus d’engendrement mutuel par choc culturel (Traité du Tout‑Monde, Glissant, 1997). La créolisation chez Glissant n’est pas qu’une  hybridité linguistique. Elle est une verbalité haute qui fait de la langue même l’espace discursif de la lutte. Et ce, bien avant que le texte ne soit repris par les mouvements sociaux. Ce processus n’est donc pas seulement thématique, c’est-à-dire parler du politique pour le politique ou des thématiques sociales qui « dérangent » (ce qui ne sont que des paravents). Cette praxis, par le biais ou non de sa thématique,  travaille la langue elle-même pour créer une forme politique par son hybridité même. On peut penser, par exemple, aux récits de Patrick Chamoiseau ou de Raphaël Confiant, qui mêlent français et créole pour faire émerger une langue hybride porteuse de mémoire et de résistance (Chamoiseau, Confiant). Cette interaction entre innovation formelle et appropriation du mouvement social constitue selon moi le cœur de l’engagement littéraire. Mais un tel engagement ne naît pas de la rencontre fortuite d’une telle interaction entre forme textuelle et réappropriation.  L’engagement est préparé en amont la subversion, par la manière dont la forme littéraire va anticiper l’insertion, dans ses plis et replis, des fractures du monde social.

Ces processus que je décris trouvent des échos contemporains marquants. Les expérimentations contemporaines comme celles de Toni Morrison ou l’autofiction d’Édouard Louis n’ont de sens que si elles rencontrent des mobilisations sociales. Mais leur force vient aussi de ce qu’elles offrent à ces mobilisations un langage pour se penser, prouvant que la littérature n’est pas un simple reflet miroir neutre des sociétés. La littérature peut aussi se doter de capacités à  se transformer en un opérateur de conscience politique, surtout dans les contextes des nations jeunes et où tout reste à construire. Un roman comme American Dirt échoue par son incapacité à s’inscrire dans les luttes réelles. Son échec tient moins à une mauvaise réception qu’à une essentialisation des migrants qui rend impossible toute appropriation militante authentique. À l’inverse, Tropique de la violence trouve sa force dans son dialogue avec les mobilisations. On pourrait aussi songer aux chants de lutte populaires qui montrent qu’une œuvre, simple en apparence, peut avoir un impact profond lorsqu’ancrée dans des réalités sociales. Mais cette simplicité est souvent le fruit d’un travail complexe de distillation formelle, comme le montre Brecht avec sa « simplicité difficile ». Le slogan « Black Lives Matter », repris et transformé en poème par Claudia Rankine, illustre cette alchimie entre forme brute et réappropriation artistique. Dans son recueil, Citizen (2014), Rankine reprend les slogans BLM tout en intégrant des captures d’écran de tweets racistes et des transcriptions d’agressions policières (dont celle d’Eric Garner, « I can’t breathe »). Cette œuvre montre que le devenir-politique d’un texte repose sur sa capacité à faire entrer en résonance forme littéraire et trauma historique, sans que l’un ne réduise l’autre ou ne l’essentialise.

Cette perspective historique dépasse les faux dilemmes. Ce qui hier n’était que littérature de protestation (Zola) a le potentiel de devenir engagement par le travail de la mémoire militante. Ce qui semble pure expérimentation formelle (Kateb Yacine) se révèle arme politique lorsqu’elle rencontre son public qui se l’approprie. Mais cette rencontre n’est pas magique, idyllique, nostalgique ou exotique. Elle suppose que l’expérimentation formelle ait, en elle-même, une puissance de dévoilement du monde. Toute la difficulté, et partant tout le génie pour ressortir cette complexité, résidera donc dans cet entre‑deux. L’écrivain crée les conditions textuelles pour que l’alchimie entre forme et réception puisse advenir. Ces conditions ne garantissent pas l’engagement, mais je dis qu’elles le rendent possible quand elles inscrivent dans le texte des potentialités de résonance historique. C’est ce que j’appelle le devenir‑politique d’un texte littéraire, notamment s’il est le produit contextuel des nations qui restent encore à construire ou des sujets subalternes dont les voix restent confinées dans les marges. Le devenir‑politique du texte désigne ce moment où un texte dépasse son auteur pour s’inscrire dans des pratiques militantes (cris durant les manifestations), dans des formes artistiques populaires (graffitis, chants), ou encore dans des archives judiciaires (citations dans des procès). Mais ce dépassement n’abolit pas l’œuvre. Je l’ai dit, il en actualise les virtualités politiques, qui étaient là, enfouies comme des semences attendant leur saison.

Ainsi conçue, la littérature engagée est un pari sur l’avenir. Entre le cri nécessaire et l’invention des formes nouvelles, elle trace le chemin où l’écriture a la potentialité de devenir arme entre toutes les mains bâtisseuses d’espaces de liberté pour les subalternes qui n’ont jamais cessé de parler (Spivak). Cette potentialité n’est pas indéfinie, elle reste circonscrite par la cohérence entre le projet esthétique et les luttes que ledit projet esthétique peut nourrir. C’est dans cette tension que cette potentialité révèle son actualité brûlante. Les révolutions politiques ont besoin des révolutions du sensible qui les anticipent. Elles ne se bornent pas à commenter le monde, au contraire à travers leurs  sensibilités, ces révolutions en deviennent le tremblement fondateur des révolutions politiques. Mais ce tremblement ne sera efficace que s’il trouve dans la matière même du langage les failles par où s’engouffre l’histoire, nos histoires. À l’ère numérique et dans les espaces diasporiques, de nouvelles formes d’écriture engagée émergent déjà, brouillant encore davantage les frontières entre littérature de protestation et littérature engagée. Ces nouvelles formes posent avec acuité la question des critères, entre viralité éphémère et profondeur transformatrice. Le devenir-politique des textes à l’ère algorithmique s’ouvre donc à toutes les interrogations aujourd’hui et demain.


Charles Gueboguo