À propos de Le Bonheur de la Liberté de Viviane Mbengue

Une femme seule, à la nuit tombée, devant le seuil de la maison familiale. Une valise pour tout bagage, et un silence pesant, chargé de mille non-dits. La scène pourrait sembler banale si elle n’était pas empreinte d’un drame latent. Car Sara n’est pas simplement une fille revenue dans le giron familial après une absence prolongée. Elle est un être en dérive, une naufragée de l’existence, échouée là où tout a commencé, là où elle croyait qu’elle ne reviendrait jamais ainsi : brisée, vidée de son essence, étrangère à elle-même. 

Que fuit-elle ? Paris, le mirage. Paris, le labyrinthe où elle s’est perdue. Elle y avait cru, pourtant. Comme tant d’autres, elle avait quitté le Sénégal avec des rêves plein la tête, des ambitions nobles et candides. Mais la Ville Lumière, derrière son éclat trompeur, recèle aussi ses ombres, ses impasses, ses promesses avortées. Là-bas, Sara n’a pas seulement perdu ses illusions ; elle y a laissé son âme. 

Dans Le Bonheur de la Liberté, Viviane Mbengue nous entraîne dans l’intimité d’une femme qui a connu l’innommable, l’indicible. La trahison sous ses multiples formes. L’amour frelaté, perverti, qui asservit au lieu d’élever. L’abandon, la solitude, la violence silencieuse et bruyante. Sara a traversé l’enfer, un enfer façonné par l’avidité des hommes, par un système qui broie, par une société complice de la détresse qu’elle feint de ne pas voir. 

Car ce que nous raconte Viviane Mbengue, c’est aussi l’histoire occultée de ces femmes que l’on envoie vers des ailleurs supposément radieux et qui se retrouvent enfermées dans des cages invisibles. Sara a vu le revers de l’exil. Elle a connu l’esclavage moderne, celui qui ne dit pas son nom, celui qui contraint les corps et anéantit les esprits. Le monde de la prostitution imposée, où le consentement est une fiction, où chaque nuit est une mise à mort du soi. 

Mais comment expliquer cela ? Comment, après tant d’années d’absence, oser avouer l’inavouable à ceux qui l’ont vue partir, fière et pleine d’espoir ? Quel langage adopter pour nommer l’horreur sans être broyée par le jugement ? Sara se mure dans le silence, car il est plus aisé de taire que de raconter. 

Sa valise ne contient pas que quelques effets personnels. Elle est lourde du poids du passé, des souvenirs qu’elle aimerait annihiler, des blessures qu’elle voudrait dissimuler. Mais peut-on effacer l’empreinte du malheur en fermant les yeux ? Peut-on se reconstruire sans d’abord affronter son propre reflet ? 

Dans un style d’une rare justesse, Viviane Mbengue tisse le portrait d’une femme à la croisée des chemins. Sara est revenue, certes. Mais pour faire quoi ? Pour renaître ou pour s’effacer ? Pour se réconcilier avec elle-même ou pour s’abandonner définitivement au néant intérieur qui la ronge ? 

Il lui faudra du temps. Il lui faudra, surtout, du courage. Car briser sa carapace implique d’en supporter les éclats. Se défaire de l’ombre signifie parfois faire de la lumière une brûlure. Est-elle prête à cette épreuve ? Est-elle capable de réapprendre à s’aimer, de se réapproprier son corps et son histoire sans s’y engloutir ? 

Viviane Mbengue ne nous offre pas seulement le récit poignant d’un retour difficile. Elle nous plonge dans une introspection déchirante, celle d’une femme en quête d’une liberté que la vie lui a arrachée. Mais peut-on réellement reconquérir ce qui nous a été volé ? Le bonheur de la liberté est-il un droit inaliénable ou un combat incessant ? 

Avec une sensibilité à fleur de peau, Le Bonheur de la Liberté interroge notre regard sur ces existences fracassées, ces silences pleins de cris, ces absences qui disent tout. C’est un livre bouleversant, un livre qui dérange et qui illumine à la fois. Une ode à la résilience, à l’espoir fragile mais tenace. Une main tendue à toutes les Sara du monde.