Note de lecture « La Danse du Démon », roman écrit par l’auteur sénégalais Pape Samba Badji
« La grande fiction nous révèle les profondeurs de notre être et celles du monde dans lequel on vit… » Jonathan Black, l’histoire sacrée du monde
Plus généralement, la grande littérature nous donne une meilleure relation avec la réalité, le passé, nos ancêtres, nous-mêmes et ce que Paul Krause appelle « l’esprit créateur de l’humanité.  Elle nous situe dans le temps et l’histoire et nous montre ce que signifie être un être humain, déchu mais créé à l’image de Dieu – une créature de tragédie et de splendeur. C’est tout le sens que l’on pourrait accorder à ce roman.


La littérature mène à tout, me disait un ami doctorant en lettres. Pape Samba Badji, auteur prolifique, semble confirmer cette expérience artistique et humaine dans son roman. Il y développe en effet un « sens métaphysique » en projetant l’immanence du divin dans l’expérience humaine. C’est aussi l’occasion de glisser des connaissances diverses, tendant à répertorier toutes les formes de science.
Dans une écriture purement poétique et fantastique, Pape Samba Badji voudrait peut-être nous rappeler que la poésie est aussi le principal moyen d’accorder une vie aux ordres plus profonds du monde. Son travail d’écrivain témoigne dans ce roman de son désir profondément ancré de faire cohabiter les mondes. Les personnages ne font pas qu’imiter la vie, ils sont la manifestation de son talent d’artiste – par la création de figures adaptées aux scènes décrites. Les personnages sont susceptibles d’atteindre une vision mystique dans laquelle le monde physique disparaît, ce qui leur confère une identité spécifique. Pour dire que notre besoin insatiable d’apprendre – d’inventer, d’explorer et d’étudier sans cesse trouve ainsi réconfort dans la lecture de ce brillant récit.


Pape Samba Badji croit à l’idée selon laquelle sous les diverses traditions religieuses du monde se trouve un seul corps ésotérique d’enseignements sacrés (c’est-à-dire la « Tradition ») qui se transmet depuis des temps immémoriaux. C’est pourquoi son récit est truffé d’allusions évocatrices d’anges, de djinns, d’esprits, donc de paganisme. Le paganisme est défini au sens large comme des croyances et des pratiques qui cherchent à faire revivre les divinités, les rituels, les symboles et les philosophies religieuses. Il nous promène allègrement dans les bois sacrés, en décrivant notamment l’expérience mystique de Danfou, dans l’âme du monde, au Tombouctou, dans les Khaayy, ou encore dans la conscience psychique des protagonistes comme Sasso, dans un ailleurs dicté par la science mystique et emprunté par les anges ou les démons. Le cosmos est imprégné d’esprit, il en est chargé.  Et croire au pouvoir de l’esprit, selon Jonathan Black, à déplacer la matière caractérise la pensée religieuse et spirituelle. Au delà des contraires, des tendances métaphysiques, des pratiques, nous observons également que la « danse du démon » n’est finalement que l’artefact de la perversion humaine, symbolisant sa chute. Pape Samba Badji fait souvent allusion à l’esprit du monde et aux suppôts de Satan qui l’entraînent grandement dans l’amertume de la défaite.
Il est clair que la science tente de documenter le caractère factuel du monde naturel et d’élaborer des théories qui coordonnent et expliquent ces faits. La religion, en revanche, opère dans le domaine tout aussi important, mais totalement différent, des objectifs, des significations et des valeurs humaines – des sujets que le domaine factuel de la science peut éclairer, mais ne peut jamais résoudre. Cette dimension est pleinement prise en compte dans le récit. Comme Paracelse, Thierno Moustapha est par exemple motivé par la conviction que l’étude du cosmos pourrait le rapprocher de Dieu. Il était un fervent adepte de l’astrologie et de l’alchimie. Paracelse croyait cependant que la connaissance divine pouvait être acquise non seulement en étudiant les Écritures, mais aussi en étudiant la nature. L’établi alchimique, le ciel nocturne – ces voies étaient encore plus sûres pour accéder à Dieu que n’importe quel vieux manuel poussiéreux.


À propos par exemple du Christianisme, la cosmologie pluraliste, dans laquelle les anges, les démons et les saints existent en tant que puissances spirituelles à part entière et où même la Divinité singulière entretient une mystérieuse relation trinitaire en elle-même, renforce également la thèse philosophique d’un Créateur unique et transcendantal en reconnaissant la manière dont l’exploration spirituelle semble mettre les gens en contact avec une gamme d’êtres surnaturels, suggère Ross Douthat, chroniqueur d’opinion au New York Times. C’est aussi le cas dans l’islam tel que décrit par l’auteur. Par ailleurs, le descriptif et le narratif ne font qu’un dans ce récit où les « dissertations » sur la vie, la spiritualité, la religion, l’histoire, le mysticisme sont à la fois le reflet de l’étrangeté de nos vies et la symbolique de l’ascèse spirituelle ou surnaturelle.


C’est le travail des artistes – comme notre cher invité –  d’ouvrir des portes et d’inviter les prophéties, l’inconnu, l’inconnu ; c’est de là que vient leur œuvre.  À l’ère de l’intelligence artificielle (IA) générative et de la désinformation, où les frontières entre le réel et le fabriqué sont de plus en plus floues, le surnaturel peut apparaître anachronique, une relique romancée d’une époque plus optimiste et plus encline à la spiritualité.  Mais ce roman nous en donne une autre illustration. Bravo.

El Hadji Thiam, Initiateur du club de lecture – lire avec Elaj