Les querelles littéraires ont ceci de fascinant qu’elles révèlent, sous le vernis des arguments et la rigueur des sentences, la passion incandescente qui anime les hommes de lettres. La récente passe d’armes épistolaire entre Amadou Lamine Sall, Ibrahima Lô, Mamadou Lamine Sanokho et Alioune-B. Diané en est une illustration éclatante. On peut s’en délecter, savourer les fulgurances du style, les traits d’esprit acérés, les envolées lyriques et les piques ciselées. L’amour des lettres y flamboie, mais parfois avec une âpreté qui confine au duel.
Loin de moi l’envie de raviver les braises d’une polémique qui, il faut bien le rappeler, remonte à 2017. Car n’est-ce pas là une curieuse habitude que nous avons : frapper sur les traces du serpent longtemps après son passage ? Les prix littéraires, depuis que des institutions ont décidé de consacrer certains écrivains plutôt que d’autres, ont toujours engendré leur lot de contestations. Il en est ainsi du Goncourt, du Nobel, du Booker Prize… Le Grand Prix du Chef de l’État pour les Lettres n’échappe pas à la règle. Il faut s’y résoudre : la consécration d’un auteur en laisse toujours un autre amer.
Certes, nous n’écrivons pas pour être primés, mais aucun écrivain ne peut se dire indifférent au regard porté sur son œuvre. Albert Camus le soulignait avec justesse en recevant le Nobel à Stockholm en 1957 : « tout homme – et à plus forte raison tout artiste – désire être reconnu ». Non pas forcément par un jury, fût-il prestigieux, mais par ce tribunal encore plus implacable dont parle Mamadou Lamine Sanokho : celui « de Dieu, du Temps et de la Vérité ».
S’agissant des prix littéraires décernés au Sénégal, une question de principe mérite d’être posée : peut-on, dans un concours, être à la fois juge et partie ? L’éthique et la transparence exigent que ceux qui délibèrent ne soient pas, en même temps, ceux qui concourent. Pourtant, il arrive que des membres de jurys voient leur propre ouvrage figurer parmi les nominés, ou qu’ils aient préfacé, édité, voire encadré des œuvres qu’ils sont ensuite appelés à juger. Une telle confusion des rôles, loin d’être anodine, fragilise la crédibilité des distinctions et alimente des soupçons qui pourraient être évités par une réglementation plus rigoureuse.
Tous les grands prix du monde s’astreignent à des règles strictes pour éviter de telles interférences, et il est temps que nos concours littéraires s’inspirent de ces bonnes pratiques. Un prix ne vaut que par l’intégrité de son processus de sélection, et c’est à cette condition qu’il pourra véritablement consacrer le mérite, loin de toute influence ou connivence. Pour garantir des distinctions crédibles et respectées, il est indispensable d’établir des garde-fous clairs, afin que nos prix littéraires reposent sur des bases incontestables et inattaquables.
Mais le vrai débat est ailleurs. Comment se fait-il qu’après son édition de 2017, ce prix littéraire, censé célébrer et stimuler notre littérature nationale, soit tombé dans l’oubli ? Certes, en 2023, il a été attribué à Mme Aminata Sow Fall et à Cheikh Hamidou Kane, à titre exceptionnel et sans compétition, pour l’ensemble de leurs œuvres. Un hommage mérité, mais qui ne saurait masquer l’essentiel : il est impératif de réinstaurer le Grand Prix du Chef de l’État pour les Lettres avec rigueur, constance et ambition.
Au-delà des prix, la question centrale demeure la promotion de nos écrivains. Trop souvent, des plumes remarquables peinent à s’imposer sur la scène internationale. Non pas par manque de talent, mais faute d’accompagnement, de stratégie éditoriale et de relais médiatiques. À quoi bon primer un auteur si son œuvre demeure confidentielle, inaccessible au grand public et absente des circuits de diffusion internationaux ? La consécration ne peut se limiter à un trophée ; elle doit s’inscrire dans une véritable politique du livre et de la lecture.
Et à ce titre, la Direction du Livre et de la Promotion de la Lecture ne peut éluder ses responsabilités. Malgré les efforts qu’elle déploie pour redorer le blason du livre au Sénégal, force est de constater qu’elle reste une institution en léthargie, prisonnière d’une vision obsolète et d’un fonctionnement bureaucratique peu adapté aux défis contemporains. Il ne suffit pas d’organiser quelques événements symboliques ni de distribuer des distinctions honorifiques si, dans le même temps, nos bibliothèques se meurent, nos auteurs peinent à être publiés dans des conditions dignes, et nos œuvres ne trouvent aucun relais pour atteindre un lectorat plus vaste.
Quelle est, au juste, la vision de la Direction du Livre et de la Promotion de la Lecture ? Veut-elle simplement gérer l’existant, en organisant des événements ponctuels et en attribuant des prix, ou aspire-t-elle à une véritable politique du livre, ambitieuse et structurée ? A-t-elle une stratégie claire pour l’édition et la diffusion des œuvres, pour la modernisation des bibliothèques, pour l’accompagnement des écrivains, notamment ceux qui peinent à se faire entendre hors de nos frontières ? Qu’en est-il du projet tant attendu de la Bibliothèque nationale, censée être un symbole du savoir et un moteur de la conservation de notre patrimoine littéraire ? Qu’en est-il de la valorisation de notre littérature en langues locales, enjeu essentiel pour une véritable expression de notre souveraineté culturelle ? Veut-on faire du livre un levier culturel et économique ou le cantonner à un objet de prestige réservé aux cénacles initiés ? Tant de questions qui méritent des réponses claires, tant de défis qui attendent encore des solutions concrètes.
Voilà les véritables débats que nous devons mener. Voilà les polémiques qui méritent d’enflammer nos esprits. Alors, plutôt que de nous enliser dans une querelle d’un autre temps, tournons-nous vers l’avenir. Il est temps de bâtir un Sénégal où le livre ne soit plus un luxe, où les écrivains ne soient pas des étoiles filantes, mais des astres durables.
Cette ambition rejoint la vision portée par le Président de la République, Bassirou Diomaye Faye, qui a récemment souligné, en Conseil des ministres du 5 février 2025, l’importance du livre et de la lecture dans le développement de notre pays. En mettant en lumière la vitalité de notre production littéraire et en appelant à une politique plus volontariste de promotion du livre, il pose un acte fort en faveur du rayonnement du savoir et de la culture sénégalaise. L’initiative du Forum national sur le livre et la lecture, prévu en juin 2025, devra incarner cette ambition. Pour être à la hauteur des enjeux, ce forum devra être un véritable espace de réflexion et d’action, ouvert à tous les acteurs du secteur, sans exclusivisme ni gérontocratie, afin que chaque voix, chaque génération puisse y apporter sa pierre. Nous aimons ce pays plus que tout, et il mérite que ses lettres brillent de mille feux, non pas pour se consumer dans des controverses stériles, mais pour illuminer les générations à venir.


Papa Moussa SY (PMSY) Professeur de lettres Écrivain – poète
pr.papamoussasy@gmail.com