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Ce qui frappe dโemblรฉe dans la poรฉsie de Soukeyna Kane, outre la qualitรฉ de la langue, cโest cette insistance ร adopter comme sacerdoce le devoir de rendre hommage ร des personnalitรฉs vivantes ou disparues, des autoritรฉs familiales, intellectuelles, historiques, spirituelles. La reconnaissance, cโest-ร -dire lโesprit de gratitude, part de la reconnaissance des lieux et des personnages quโhabitent les rรชves et les souvenirs de la poรฉtesse. La poรฉsie de lโauteure est ainsi nourrie de rรฉvรฉrences et de tรฉmoignages de gratitude adressรฉs ร ceux quโelle considรจre comme les socles sur lesquels se sont fondรฉes aussi bien son existence personnelle, sa trajectoire intellectuelle que sa crรฉation littรฉraire.
Dโune poรฉtesse, on aurait pu sโattendre ร ce quโelle mรฎt dโabord en exergue un ยซ je ยป totalisant, voire totalitaire, ร ce que lโinspiration ne fรปt quโune correspondance entre la muse et un moi souffrant ou exprimant un besoin dโexaltation, ce qui mettrait sous le boisseau, a priori, une reconnaissance communautaire ร lโaspect envahissant ou inhibant.
En rรฉalitรฉ, la poรฉsie de Soukeyna Kane ne sโexplique et ne sโexprime que par cette communion entre le ยซ je ยป et le ยซ nous ยป, le ยซ je ยป รฉtant pleinement imprรฉgnรฉ des valeurs et des vertus du ยซ nous ยป. Quand Soukeyna Kane vous parle de ยซ nous ยป, cโest pour mieux vous parler de ยซ je ยป.
En effet, chez lโauteure de Premiers pasโฆ, ce sont les valeurs et les vertus de la communautรฉ dโorigine qui font le lit de la crรฉation poรฉtique et fondent sa lรฉgitimitรฉ.
Si bien que, dรจs lโavant-propos, lโauteure reconnaรฎt cette nรฉcessaire filiation de sources diffรฉrentes et convergentes qui forgent la personnalitรฉ. Lโensemble du recueil est parcouru par cette รฉvidence :
ยซ Nous sommes tous des croisรฉes de chemin. Nous sommes la rรฉsultante de vents qui se mรชlent et sโentrechoquent, sculptant nos รขmes au grรฉ dโune volontรฉ qui nous transcende ยป.
Les rรฉfรฉrences ร lโascendance familiale, intellectuelle et spirituelle nโexpriment pas seulement la prudence lรฉgitime dโune primo poรฉtesse qui se rรฉfugierait sous lโaile protectrice dโautoritรฉs incontestables avant de sโengager sur les sentiers sinueux de la crรฉation. Il ne sโagit pas non plus dโune rรฉvรฉrence obligรฉe, et donc somme toute convenue, faite aux maรฎtres. Plus sรปrement, la poรฉtesse ose une profession de foi, laquelle pourrait se rรฉsumer ainsi : nulle crรฉation ne peut se penser isolรฉe dโun socle solide ; lโacte crรฉateur nโest pas un objet en lรฉvitation entre ciel et terre, mais bien quelque chose dโancrรฉ dans des valeurs de rรฉfรฉrence, mรชme si, par essence, il ne cesse de tutoyer les frontiรจres incertaines de lโimagination.
Il nโest donc pas รฉtonnant quโen introduction du recueil, la poรฉtesse consacre trois poรจmes : ยซ Le legs ยป, ยซ Passion contagieuse ยป et ยซ Point E ยป, ร rendre hommage ร trois personnages reprรฉsentatifs des valeurs qui lโauront assurรฉment marquรฉe : sa grand-mรจre, son professeur de franรงais, son grand-pรจre.
De la grand-mรจre, le legs de la plume, ยซ ce stylo qui ne payait pas de mine ยป, mais qui sera lโoreille de la poรฉtesse, avec laquelle elle ira ยซ รฉcouter le monde ยป ; du professeur de franรงais, le legs de lโamour des grands poรจtes classiques ร lโombre รฉcrasante mais bienveillante : Senghor, Cรฉsaire, Baudelaire ; du grand-pรจre, le legs de la geste soufi mais aussi de lโesprit critique nourrie autant de la frรฉquentation des grands auteurs universels que de lโaccoutumance aux valeurs de tolรฉrance.
De toutes ces rรฉfรฉrences, sans doute le Fouta originel, au Nord du Sรฉnรฉgal, est le plus lโobjet de rรฉvรฉrence ; cโest en effet la terre dโรฉlection de lโascendance familiale mais aussi spirituelle, la source dโinspiration principale. La poรฉtesse, pour ainsi dire, ne perd jamais le Nord tout le long du recueil. La terre des ancรชtres, aimรฉe dโun amour sans concession, constitue assurรฉment le limon qui nourrit sa poรฉsie de mรชme que la source qui lโabreuve.
La soliditรฉ du socle assurรฉe, la poรฉtesse peut sโรฉlancer avec confiance et rรฉsolution dans lโaventure de la vie puis celle de la crรฉation.
Face ร la rigueur du froid et aux tentations de lโรฉmigration qui รฉbranlent lโassise psychologique, cโest le rythme intรฉrieur de la musique chaleureuse de la terre dโorigine qui redonne du courage et de la force morale : ยซ Perรงois-tu les vibrations/ Des flรปtes peules, /Dessinant les parois cahoteuses/De tes veines irriguรฉes, douchรฉes/Par ce sang froid, dโun bleu roi ? ยป Les valeurs demeurent le vigile attentif de la conscience individuelle.
Le premier pas du recueil intitulรฉ ยซ Renaissance ยป se caractรฉrise par un recours frรฉquent ร la parabole pour rendre compte des combats de femme de la poรฉtesse, des batailles gagnรฉes sur lโadversitรฉ, de la rรฉsilience fruit de lโรฉducation reรงue.
Il y est question de rรฉtrospective, de batailles ร choisir, dโesprit de corps, de paix, de revendication fรฉministe, quand la poรฉtesse ne dresse pas le tableau peu reluisant de la capitale, en รฉvoquant en passant, en citoyenne au fait des รฉvรฉnements de son temps, les manifestations politiques rรฉcentes ou le triomphe de lโรฉquipe nationale de football du Sรฉnรฉgal ร la coupe dโAfrique des nations.
Une posture dโengagement, aux relents patriotiques, qui ne perd jamais de vue la base de valeurs ni ce qui fait la poรฉsie : la beautรฉ des mots et des images. Ainsi de cette รฉvocation saisissante de la rรฉalitรฉ dakaroise : ยซ Mendiants ร statut indรฉterminรฉ, /Talibรฉs rois de la dรฉbrouille, /Dรฉlaissant le Verbe pour le billet vert ยป
La poรฉtesse, femme ancrรฉe dans des valeurs et prompte ร รฉpouser les combats du temps prรฉsent, nโen garde pas moins sa luciditรฉ. Ainsi, quand bien mรชme elle convoque un thรจme aussi fondamental pour elle que la dรฉfense de la dignitรฉ des femmes, la poรฉtesse nโhรฉsite pas, sโadressant ร ses congรฉnรจres, ร sโarroger le devoir citoyen de les mettre en garde contre certains rรฉductionnismes qui pourraient remettre en cause une revendication lรฉgitime : ยซ Mais ces droits, chรจres sลurs, ne seront acquis et durablement acquis, / Que dรจs lors que nous aurons acceptรฉ de remplir nos devoirs ยป.
Il nโest pas alors รฉtonnant que la poรฉtesse dรฉcide de consacrer toute une partie ร la figure centrale de la mรจre prรฉsentรฉe dans tous ses รฉtats : la mรจre nourriciรจre, parangon de gรฉnรฉrositรฉ ; la mรจre industrieuse, travailleuse bรฉnรฉvole sans congรฉs ni rรฉmunรฉration ; la mรจre courage, protectrice, inรฉbranlable devant lโadversitรฉ.
La valorisation de la figure de la mรจre africaine est aussi lโoccasion, pour la poรฉtesse, de magnifier les vertus de la solidaritรฉ qui doivent guider les rapports entre parents et enfants, notamment lorsque les premiers atteignent le grand รขge : il sโagit ici de renvoyer lโascenseur en maintenant le lien de solidaritรฉ intergรฉnรฉrationnelle. La poรฉsie de Soukeyna est ainsi une poรฉsie militante pour les valeurs, sans que cela soit une faiblesse, car ce risque est toujours conjurรฉ par la maรฎtrise de la langue, le recours constant aux images qui รฉlisent la crรฉation poรฉtique avant le message.
Cette obsession de la forme est constante chez Soukeyna Kane. On ne peut manquer de penser que le recours frรฉquent ร la parabole qui รฉpouse dโune certaine faรงon le procรฉdรฉ habituel des textes religieux auxquels elle aime se rรฉfรฉrer, est aussi une armure pour la poรฉtesse qui, imbue des valeurs fortes de lโรฉducation familiale et communautaire, veille ร faire en sorte dโenrober la duretรฉ ou la brutalitรฉ possibles du message dans la douceur de lโimage poรฉtique. Poรฉsie de la dรฉcence et de la mesure, donc. Les mots habillent subtilement, dโun voile de pudeur, la dรฉception, les regrets, la colรจre rentrรฉe, les souvenirs de peine et de tristesse, pour rendre ร la fin un tissu poรฉtique aux couleurs chatoyantes.
ยซ La digue a cรฉdรฉ, le barrage nโest plus.
Que reste-t-il de ces gouttes, ces filets dโeau,
Longtemps confinรฉs dans ce vase clos ;
Ce barrage source de vie, dโรฉnergie, de mouvement ? ยป
La poรฉtesse ne dit pas dโailleurs toujours ยซ je ยป, mais prรฉfรจre souvent le ยซ tu ยป suivi du futur simple, ร lโimage des textes religieux (Tu ne tueras point), ร la maniรจre de commandements que la poรฉtesse sโadresserait ร elle-mรชme. Cette mise ร distance rรฉflexive, ce surgissement dโun double spรฉculaire ne sont pas le signe dโune prudence restrictive, mais plutรดt un acte de pudeur, quoique les mots soient toujours assenรฉs avec force et la responsabilitรฉ du dit assumรฉe avec courage : ยซ Ton รขme se meut dans la droiture ยป, dit le texte. La poรฉtesse accomplit un dรฉtour pour mieux revenir ร elle-mรชme, sonder son รขme avec davantage de prรฉcision.
De la poรฉsie imagรฉe, oui, mais รฉgalement un texte parcouru dโun intertexte qui renseigne sur sa densitรฉ. Le texte de Soukeyna est nourri de rรฉfรฉrences littรฉraires, parfois sous forme de clins dโลil, de parodie ou de pastiche de grands auteurs, et notamment de poรจtes. Comme dans une sorte de jeu avec le lecteur, la poรฉtesse entretient la communion et la connivence autour de rรฉfรฉrences partagรฉes. Le clichรฉ ne possรจde-t-il pas dโailleurs cette vertu, au-delร du fait reproductible sur un modรจle identique, dโรชtre un รฉlรฉment de reconnaissance du plus grand nombre, un lieu commun ? Le poรจme est traversรฉ de tournures aux accents baudelairiens. On y repรจre aussi Senghor, Cรฉsaire, Birago Diop, Hugo, Racine, Steinbeck, etc.
Comme Baudelaire, la poรฉtesse arrive ร transformer le banal en or poรฉtique, comme dans cette belle รฉvocation dโun acte รด combien trivial quoique nรฉcessaire : faire le grand mรฉnage chez soi.
La poรฉsie de Soukeyna cherche aussi ร mettre en valeur la tolรฉrance religieuse et lโouverture ร lโautre qui sont des fondamentaux de la sociรฉtรฉ sรฉnรฉgalaise. Ainsi, la poรฉtesse, se rรฉclamant de son hรฉritage musulman et soufi, porte au pinacle les figures religieuses, politiques et historiques, du Prophรจte Mohamed (PSL), de Cheikh Ahmeth Tidiane Chรฉrif, de El Hadji Oumar Tall, de Tierno Souleymane Baal, de Seydou Nourou Tall, de Cheikh Ahmadou Bamba, de Khaly Amar Fall, mais aussi de la Vierge Marie, mรจre de Jรฉsus.
Dans la mรชme dynamique, lorsquโelle cite des figures familiales et communautaires, elle ne manque pas dโรฉvoquer les actions marquantes par leur gรฉnรฉrositรฉ de personnes รฉtrangรจres ร sa communautรฉ dโorigine, mais qui partagent les mรชmes valeurs dโhumanisme. Papi Claude, le grand-pรจre blanc, ยซ Un homme de valeurs, /Qui a su, toute sa vie durant, aimer son prochain. ยป ; la sลur blonde de la France profonde, lโAuvergnate qui, sans faรงon, a su rรฉchauffer le cลur des deux bouts de bois de Dieu de Soukeyna lโรฉmigrรฉe.
Comment ne pas aussi รฉvoquer lโappรฉtence de la poรฉtesse pour les langues ? Les langues, on le sait, sont la porte dโentrรฉe de la culture, dans la mesure oรน elles restituent et renseignent le mieux lโimaginaire dโun Peuple. Si le franรงais demeure la langue du poรจme, dans une volontรฉ de vรฉridiction et de dโexposition des cultures locales ร la table de lโUniversel, la poรฉtesse nโhรฉsite pas ร recourir ร des mots pulaar et wolof dont la beautรฉ illumine le poรจme.
Cette posture tรฉmoigne dโune part de lโancrage de la poรฉtesse dans sa culture dโorigine et, dโautre part, de son ouverture. Le pulaar, cโest la langue de la mรจre et du milieu ; le wolof, la lingua franca du Sรฉnรฉgal ; le franรงais, langue de lโรฉcole et de la communication internationale, ouvre sur le monde. La poรฉtesse assume ainsi, comme une richesse essentielle, cet hรฉritage mรฉtis si reprรฉsentatif du monde actuel.
En conclusion, ce texte est certes un Premier pas pour Soukeyna Kane, mais un grand pas pour la poรฉsie sรฉnรฉgalaise. Soukeyna Kane a su nous offrir un recueil digne de tous les รฉloges, oรน la qualitรฉ de la forme le dispute ร la profondeur et ร la densitรฉ du fond. La question des valeurs, fondamentale pour elle, nโest jamais perdue de vue. Elle est creusรฉe, approfondie, maintes fois et diversement illustrรฉe.
Soukeyna Kane fait de la poรฉsie, cโest-ร -dire quโelle sโapproprie les mots du commun, les malaxe, les transforme en objets esthรฉtiques ; le Beau et le Bien sont indissociables chez elle. Sa poรฉsie nโest pas toutefois que toute tendue vers le Beau. La poรฉtesse se veut aussi une citoyenne รฉveillรฉe et attachรฉe ร la promotion des valeurs qui fondent sa sociรฉtรฉ dโorigine : elle prรดne la solidaritรฉ, la gรฉnรฉrositรฉ, la droiture, la mesure, lโรฉquilibre, la dรฉcence, la tolรฉrance.
Sa poรฉsie est pรฉdagogique dans ses marges, car la poรฉtesse a toujours le souci de lโexplication et de lโenseignement : les nombreux renvois en bas de page en tรฉmoignent.
Mais, plus que tout, lโauteure cultive lโexigence de la transmission, de lโimportance du lien intergรฉnรฉrationnel, choses quโelle incarne elle-mรชme et quโelle a sans doute la volontรฉ de faire partager aux plus jeunes.
Toutefois, tout cela sโeffectue dans un combat incessant, une tension permanente entre la quรชte dโune puretรฉ nรฉe des valeurs fortes et les grands dรฉfis symbolisรฉs par les meurtrissures, les batailles et les tentations de la vie moderne. Cette lutte interne dโune violence sourde est attรฉnuรฉe par la dรฉlicatesse du poรจme.
Ce texte se prรฉsente donc comme un parcours de vie, avec ses leรงons et, peut-รชtre, sa morale implicite.
Soukeyna Kane, par la crรฉation poรฉtique, postule le partage avec lโUniversel des valeurs fondatrices de son terroir dโorigine autour desquelles tout homme de bonne volontรฉ devrait se retrouver. En cela, la poรฉtesse tend une main fraternelle ร lโhumanitรฉ tout entiรจre.