Par Adama Samaké et Ahoussi Natacha

La femme est considérée comme le symbole de la vie et des contradictions sociales, parce qu’elle est l’épicentre de la conservation de l’espèce humaine. Cette position centralisatrice dans la pérennisation de la société fait d’elle un ferment du questionnement sur soi et sur le monde. Toutefois, l’évolution de l’histoire de l’humanité atteste que les métabolismes sociaux ont constamment étouffé son épanouissement. Ainsi, la discrimination entre les genres, c’est-à-dire la hiérarchisation sociale en fonction des genres s’est régulièrement présentée comme une préoccupation sociale majeure.

La littérature en est un moyen privilégié d’expression. Elle pose fréquemment et résout parfois quelques-unes des questions touchant à la condition sociale de la femme. En effet, « ce sont toujours des pratiques sociales qui, présentes dès l’origine du texte, impulsent ou canalisent le dynamisme de production du texte » (Cros, 1990 : 4). La littérature se présente, au demeurant, comme un processus de réappropriation de la praxis sociale qui suppose un désir profond d’émancipation. Aussi, la figure féminine s’y impose-t-elle comme un motif récurrent.

Le roman colonial présente une image parcellaire, partiale et dépréciative de la femme noire. Celle-ci est vue dans Le Roman d’un spahi de Pierre Loti (2015) comme inférieure à la femme de race blanche. Le roman colonial africain n’en fait pas mieux. Félix Couchoro, à travers le personnage d’Anassi dans Amour de féticheuse (2015), montre sa faiblesse psychologique qui la fait tomber si facilement dans le fétichisme. Les adeptes de la Négritude, dans la dynamique de la lutte pour la réhabilitation de la race noire, présentent une image méliorative de la femme noire. La Grande Royale dans L’Aventure ambiguë de Cheick Hamidou Kane (1961) se démarque comme le garant spirituel et moral des diallobés. En atteste sa lecture du brassage des cultures (qu’elle impose au chef et au Maître Tierno) qui se dévoile dans le débat sur la coexistence des écoles occidentale et coranique. La Grande Royale envoie Samba Diallo à l’école coranique pour « lier le bois au bois et à vaincre sans avoir raison » (Kane, 1961 : 75).

Le roman post indépendance fondée sur ce que Sewanou Dabla appelle les nouvelles écritures africaines montre, à travers la problématique du pouvoir politique, l’effet pervers de la dictature sur la femme. Les Soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma (1968) et Perpétue et l’habitude du malheur de Mongo Beti (1974) en sont des exemples. Les romans contemporains dominés par une écriture de l’immigration, de l’exil, de l’excès, du désastre, de la guerre, de la transculturalité et de la dépravation des mœurs n’échappent pas à l’expression de l’aliénation sociale, celle de la femme singulièrement.

Le Ventre de l’Atlantique de Fatou Diome en est une étape majeure. La romancière sénégalaise y affirme en effet : « Après la colonisation historique reconnue, règne maintenant une sorte de colonisation mentale » (Diome, 2003 : 53) qui dénature les habitudes culturelles, la gestion économique, la vie sociale et les relations interpersonnelles et communautaires. Or selon Odile Tobner (2000 : 79), « la femme est la meilleure figure poétique d’une société dominée par la colonisation ». Il en découle que son œuvre romanesque accorde à la femme une place prépondérante.

Comment la figure féminine se construit-elle dans Le Ventre de l’Atlantique ? Dans quelle mesure les modalités de caractérisation de la figure féminine sont-elles révélatrices de son image dans ce roman de Fatou Diome ? Quelles sont, selon elle, les nouvelles formes à inventer pour favoriser l’expression pleine de nos sociétés et l’épanouissement de la femme ?

LA FEMME: UN STATUT SOCIAL INTRANQUILLE

Dans l’imaginaire social de Le Ventre de l’atlantique, le traitement de la femme se décline sous plusieurs angles : social, économique, religieux et culturel, par l’entremise de la représentation de deux macro espaces diamétralement opposés dans le mode de vie : Niodor au Sénégal est une société très conservatrice et Strasbourg en France se singularise par son individualisme prononcé. En effet, bien que l’immigration soit le sociogramme générateur de l’œuvre et la trame événementielle centrée sur les échanges entre Madické (vivant à Niodor) obnubilé par le désir d’émigrer en France et son aînée Salie, par ailleurs la narratrice (résidant à Strasbourg) qui s’obstine à l’en dissuader, la société textuelle se caractérise par une multiplicité dynamique de circonstances événementielles en rapport avec la marginalisation de la femme à travers des agents sociaux ressources, singulièrement Salie, sa mère, sa grand-mère, Sankèle et son amant Ndetare.

La socialité se démarque par l’intranquillité qui domine le statut social de la femme ; statut entièrement fondé sur une condition subalterne. En effet, l’imaginaire collectif niodorois perçoit la femme comme inférieure à l’homme. Ce regard infériorisant est la résultante de la rigidité d’une idéologie phallocratique qui médiatise les relations interpersonnelle et communautaire à Niodor. La femme se trouve ainsi privée de ses droits élémentaires, particulièrement sa liberté d’expression. En conséquence, à Niodor, les femmes sont mises sous silence. Elles n’ont pas droit à la parole. Raison pour laquelle la petite Salie est fascinée par Sokhna Dieng, l’une des premières journalistes de télévision sénégalaise : « une femme qui avait droit à la parole ! » (p. 189). Ce modelage éducatif a pour épine dorsale la soumission. Salie le confirme avec amertume : « mes hormones …ont été baptisées Soumission sans mon accord » (p. 41). La mise en caractères italiques du substantif « soumission » a valeur emphatique qui témoigne de la gravité du ton et du fait social. Il en résulte que la femme subit une double censure : celle de la société qui étouffe son énergie communicationnelle et celle qu’elle s’impose (l’autocensure) pour éviter le courroux des conservateurs.

Les pesanteurs culturelles niodoroises imposent à la jeune fille, la femme en général, trop d’interdits et un excès de limites. Son quotidien est, pour ce faire, rythmé par des frustrations et des humiliations. Ainsi la première épouse de l’ancien émigré El Hadj Wagane Yaltigué nommée Simâne subit toutes sortes d’humiliations. Elle est qualifiée de « calebasse vide » (p. 145) parce qu’elle n’a accouché que des filles. Dans l’imaginaire social niodorois, les filles sont considérées comme « des bouches inutiles qui, loin de contribuer à la pérennité du patronyme (ici Yaltigué), iraient agrandir la famille d’autrui » (p. 145).

En outre, les femmes stériles vivent un calvaire. Il en va de même pour celles qui ont des enfants hors mariage. C’est le cas de Sankèle, l’amante de l’instituteur qui est séquestrée pour cause de grossesse. La mère de Salie est frustrée par son amant, un champion de lutte (père de Salie la narratrice) qui refuse d’assumer la paternité de Salie qualifiée d’« enfant de la honte ». Elle est contrainte d’épouser un ancien combattant pour réparer le déshonneur de l’enfant illégitime qu’elle a mis au monde. Elle est, en outre, privée de tous les honneurs et privilèges liés à la célébration du mariage selon les rites traditionnels. Fille mère, elle est privée de dote (p. 170).

Salie, enfant illégitime, est le symbole du déshonneur. Sa grand-mère le lui confirme constamment pour l’encourager à se battre : « Elever une enfant illégitime dans ce village, j’ai dû accepter le déshonneur pour le faire ; prouve-moi que j’ai eu raison, sois polie, courageuse, intelligente, irréprochable » (p. 226).

Privée d’affection maternelle, exposée à l’hostilité de l’espace socioculturel, Salie fait ainsi son enfance avec un sentiment de culpabilité, « la conscience de devoir expier une faute » (p. 226) qu’elle n’a pas commise, mais qui résume sa vie. Elle est étrangère dans son propre village. Dorénavant en exil, Salie se met à l’écriture pour se remémorer, avec émotion, cette posture marginale qui était la sienne à Niodor.

Toutefois, faut-il mentionner que l’exil strasbourgeois rime avec le racisme : salie est rejetée par sa belle-famille à cause de la couleur de sa peau, et l’isolement : elle est livrée à elle-même. En somme, la vie de la femme est une accumulation d’inégalités dans la société textuelle de Le Ventre de l’Atlantique : inégalité sexuelle, inégalité de classe, inégalité sociale. On pourrait, pour parler comme Antonin Zigoli, dire qu’« on y perçoit un personnage féminin victime à plusieurs niveaux de la tradition, du pouvoir phallocratique et de l’injustice observée de tout près dans nos sociétés » (Zigoli, 2015 : 90).

LA FEMME: VICTIME DE PRATIQUE DEGRADANTES

Le sociotexte de Le Ventre de l’Atlantique est centré sur la chosification de la femme. Le discours narratif la présente en effet comme un instrument d’ornement. Cela se perçoit dans les propos de la narratrice expliquant son départ pour la France : « Embarquée avec les masques, les statues, les cotonnades teintes et un chat roux tigré, j’avais débarquée en France dans les bagages de mon mari, tout comme j’aurai pu atterrir avec lui dans la toundra sibérienne » (p. 43). Le syntagme « dans les bagages de mon mari » assimile Salie à une partie de ces bagages, et fait d’elle un objet.

Ainsi appréhendée dans l’imaginaire collectif, la femme est constamment abusée, asservie, exploitée, humiliée. Elle subit, sans cesse, le refus de reconnaissance de la paternité d’enfant. La seule utilité qui à elle concédée est celle de tenir un foyer, en particulier la procréation : « usée par les travaux (…) et fanée par les obligations ménagères, elle est comme une peau d’orange vidée par les nombreuses maternités rapprochées, contribuant ainsi à son vieillissement précoce ». En effet, le discours narratif fait de la surnatalité un fait social majeur à Niodor : « Presque toutes les femmes en âge de procréer se promènent avec un bébé sur le dos ou sous la robe » (p. 184). Il insiste sur l’absence de planning familial et la négligence de la santé des génitrices. Salie fait observer au demeurant que l’instituteur « Ndetare était le seul homme sur l’île à militer, avec l’infirmier, pour le planning familial » (p. 182).

La socialité de Le Ventre de l’Atlantique construit quatre types de violence liée au mariage : l’absence de consentement, la précocité, le troc et le viol. Le mariage forcé est systématique à Niodor. Il résulte des pesanteurs culturelles. Celles-ci privilégient les intérêts familiaux et les alliances communautaires au détriment de l’épanouissement de la femme. Salie s’attèle à rappeler la loi qui fonde le mariage dans cette contrée sénégalaise : « Selon une loi ancestrale, ils (les patriarches) leur (les jeunes filles) choisissent un époux en fonction d’intérêts familiaux et d’alliances immuables » (p. 127). La marginalisation provient en conséquence du désastre de la vie amoureuse féminine, mieux de l’impossibilité de choix sentimental de la femme. La femme ne choisit pas son époux, elle est « livrée ».

Par ailleurs, le sujet du mariage de Sankèle pose le second type de violence liée à la vie conjugale : le mariage précoce. En effet, la jeune fille est mineure au moment des faits : elle n’a que dix-sept ans (p. 127). Cette préoccupation est amplifiée par l’évocation du mariage de l’ancien émigré, El Hadj Wagane Yaltigué qui épouse en troisième noces, la fille de seize ans d’un vieux paysan qui lui devait de l’argent. La femme devient ainsi un objet de troc.

Ces deux mariages de Sankèle et Yaltigué sont des manifestations phénoménologiques du troisième type de violence liée au mariage que subit la femme. Elle est considérée comme un patrimoine familial. Son épanouissement est accessoire face à l’intérêt matériel et financier de la famille. La narratrice Salie observe qu’elle est une « chair à canon sur le front de la pauvreté » (p. 185). Cette expression métaphorique atteste que la femme, à Niodor, est source de devises. Cette troisième forme de violence a donc trait à la marchandisation de la femme qui est voilée, couvert par les procédures de mariage.

Le quatrième et dernier point de la violence liée au mariage résulte de la polygamie. Si celle-ci est une pratique courante reconnue et approuvée par la coutume, elle occasionne de nombreuses pratiques avilissantes à l’égard de la femme. Les premières épouses, délaissées et livrées à elles-mêmes au profit de la plus jeune, trouvent refuge dans le mysticisme. Salie soutient de ce fait que « le match de la polygamie ne se joue jamais sans les marabouts » (p. 148) qui, très souvent, profitent de la détresse de leurs clientes et abusent d’elles.

Papa Samba Diop conclut alors que la société du roman de Fatou Diome est dotée d’ « un milieu social contraignant et peu respectueux des femmes, où d’habiles marabouts tirent un parti malhonnête de ce désordre, sous prétexte de leur venir en aide » (Diop, 2001 : 12). Ces pratiques dégradantes traduisent l’embrigadement de l’identité féminine et suscitent, par réaction, une volonté effrénée de réinvention.

DE LA NECESSITE DE REINVENTION DE LE FEMME ET DE LA SOCIETE

Deux indices très chargés sémantiquement fonctionnent dans le sociotexte de Le Ventre de l’Atlantique comme des clés qui ouvrent la porte du projet socio idéologique extra textuel du jeu scriptural de Fatou Diome. Ce premier sociogramme est la dédicace épigraphique. Elle est adressée aux grands-parents et à la défunte mère Bineta Sarr de l’autrice. Mais elle s’attarde à citer nommément deux personnalités historiques d’envergure : Mahomet et Simone de Beauvoir et à y joindre la problématique de la liberté. Diome y affirme en effet : « A mes grands-parents, mes phares. A Bineta Sarr, ma mère, ma sœur d’Afrique. Cette fois, je t’imagine, enfin reposée, prenant le thé avec Mahomet et Simone de Beauvoir. Ici-bas, je dépose des gerbes de mots, afin que ma liberté soit tienne » (p. 9). Le second sociogramme est une syntaxe qui, comme un refrain, revient constamment dans la narration et donne ainsi un rythme à la société textuelle : « Chaque miette de vie doit servir à conquérir la dignité » (pp. 30, 33, 95, etc.).

Ces deux indices textuels ont en commun de se déterminer à partir de ce que Mohamed Mbougar Sarr appelle « une tâche aléthique ; c’est-à-dire un effort d’élucidation du monde et de soi ». La narratrice Salie corrobore cette assertion lorsqu’elle dit : « Partir, c’est avoir tous les courages pour aller accoucher de soi-même, naître de soi étant la plus légitime des naissances » (pp. 226-227). Autrement dit, ces indices condensent une vaste interrogation sur la condition humaine, celle de la femme singulièrement. La portée de l’évocation de Mahomet pourrait être cernée par les dires de Youssouf Sangaré (2023 : 65) ; à savoir que « la droiture morale constitue la finalité ultime de l’enseignement prophétique » islamique et que celui-ci donne une place de choix à la femme dans la société en cela qu’elle est l’épicentre de la régénération de l’espèce humaine. Le serment d’allégeance à l’Islam interdit, par ailleurs, tout acte de rejet, d’élimination physique de la fillette et exige son intégration sociale.

Quant à Simone de Beauvoir, elle est l’autrice de Le deuxième sexe (1949) : ouvrage considéré par les exégètes de la problématique de la discrimination entre les genres, comme le texte fondateur du féminisme du XXème siècle. Simone de Beauvoir y affirme : « Jusqu’ici, les possibilités de la femme ont été étouffées et perdues pour l’humanité et il est grand temps, dans son intérêt et dans celui de tous, qu’on lui laisse enfin courir toutes ses chances » (Beauvoir, 1949 : 559).

En conséquence, le jeu scriptural de Fatou Diome dans Le Ventre de l’Atlantique s’investit dans cette grande question contemporaine qu’est la hiérarchisation sociale en fonction des genres. Il fait le constat de la femme étouffée, marginalisée et milite en faveur de son épanouissement. Il s’égrène, au demeurant, comme un processus de dénonciation de son assujettissement. L’autrice sénégalaise « remet en question des habitudes, des comportements, des pratiques, des stéréotypes qui caractérisent, non seulement la société d’accueil, mais aussi le pays d’origine » à l’encontre de la dignité de la gent féminine. Mais elle met aussi un point d’honneur à célébrer la résilience de celle-ci.
Salie et Sankèle sont les deux figures de cette résilience. Elles sont dotées d’une conscience prométhéenne. Elles ont une disposition d’esprit qui s’inscrit dans la réalisation d’une transgression en vue d’un affranchissement. En effet, « Sankèle, pourtant analphabète, avait acquis le sens de la révolte » (p. 129) avec l’aide de son amant : l’instituteur Ndetare qui « aimait passer des heures à parler à sa dulcinée des grandes figures historiques de toutes sortes de résistances, y compris celles du féminisme » (p. 129). Nantie de ces enseignements et « lassée de supplier son père, Sankèle décida de combattre » (p. 129), de désobéir à son père en refusant cette pratique ancestrale qui consiste à lui trouver un époux. La quête de la liberté de choix et d’expression la pousse à « devenir fille mère (…) pour réduire à néant la stratégie matrimoniale élaborée par son père » (p. 130) et suscite son départ pour un espace moins contraignant : « On ne vit plus jamais Sankèle enfoncer ses petits pieds dans le sable blanc de Niodor » (p. 152). Comme elle, Salie également part de ce village pour vivre pleinement ses choix. Yao Louis Konan observe alors que « la contrainte des espaces niodorien et dakarois se transforme progressivement en contrainte de liberté » et qu’ « il y a une fluidification spatiale qui débouche sur la transformation du sujet social en globe-trotter ». Autrement dit, la circulation, la mobilité deviennent des catalyseurs de la liberté, des instruments de construction d’une identité sereine.

La mission vraie consiste, non seulement dans le réquisitoire contre l’infériorisation sociale de la femme, mais aussi et surtout dans la construction d’un espace du futur, de la possible liberté féminine. Aussi le jeu scriptural chez Fatou Diome est-il une conscience fictionnelle projetée vers l’avenir : celui d’un monde de respect et de la réinvention de la femme dont la narratrice s’en fait le porte-voix : « Je cherche mon territoire sur une page blanche » (p. 255), « De la soumission, j’attendis l’amour des autres, en vain, alors j’exigeai le respect. (…) L’ailleurs m’attire, car vierge de mon histoire, il ne me juge pas sur la base des erreurs du destin, mais en fonction de ce que j’ai choisi d’être ; il est pour moi, gage de liberté, d’autodétermination » (p. 226).

Cela induit que Diome met au grand jour sa tendance féministe en pratiquant une écriture de la liberté féminine. Le refrain syntaxique « « Chaque miette de vie doit servir à conquérir la dignité » et l’aveu de Salie : « Je suis une féministe modérée » (p. 41) le confirment. C’est le lieu de rappeler la forte dimension autobiographique de Le Ventre de l’Atlantique. La narration omnisciente et homo autodiegetique abolit la distance et crée l’intimité entre l’autrice et la protagoniste Salie.

Fatou Diome, par cette démarche, rencontre et partage la posture d’Aminata Sow Fall qui, dans son article « Du pilon à la machine à écrire » paru dans la revue Notre Librairie (1983), fait de la prise de la parole de la femme, mieux de l’écriture un acte révolutionnaire ; sans oublier Calixthe Beyala qui, dans sa Lettres d’une africaine à ses sœurs occidentales (1995), soutient sans ambages qu’« être une femme indépendante, c’était épouser le féminisme ». Ainsi se traduit l’originalité de Diome qui réside dans sa tentative de rapprocher et de fusionner deux esthétiques : celle intimiste autobiographique des pionnières (Mariama Bâ, Aminata Sow Fall, Nafissatou Diallo etc.) de la littérature féminine africaine qui s’évertue à relater l’univers féminin au quotidien dans la société africaine, à l’effet de dénoncer la condition sociale précaire de la femme africaine, et celle plus ouverte des « femmes rebelles » (Véronique Tadjo, Fatou Kéïta, Ken Bugul etc.) pour suivre l’expression de Odile Cazenave (1996) qui se détermine par la représentation de personnages féminins au caractère trempé usant et exerçant une plus grande liberté d’expression et de critique leur société.

Le combat pour la dignité féminine rime avec l’émancipation du pouvoir phallocratique écrasant. Il fait de la femme le ferment de l’identité collective. Mongo Beti dira, par l’entremise du personnage Eddie dans Trop de soleil tue l’amour, que « la femme est l’avenir de l’homme » (p. 339). On comprend dès lors pourquoi Salie, dans Le Ventre de l’Atlantique insiste sur sa féminité :

Je n’aime pas les sous-missions, je préfère les vraies missions. Et j’aime beaucoup les talons aiguilles aussi. Marie Curie en portera-t-elle au rendez-vous des grands hommes ? Je n’en sais rien. En revanche, je suis certaine que tous les grands hommes de ce monde se sont agenouillés, au moins une fois dans leur vie, pour embrasser le pied d’une femme qui en portait. Alors, mes hormones de féminité, je les garde ! Pour rien au monde je ne voudrais les testicules. D’ailleurs, il y en a qui se les arrachent pour promener leur torse poilu sur des talons aiguilles jusqu’au bois de Boulogne. (p. 41)

La marginalisation de la femme est au cœur de Le Ventre de l’Atlantique de Fatou Diome, bien que son sociogramme générateur soit l’immigration clandestine. Discours de la femme sur la femme, Le Ventre de l’Atlantique se détermine comme un réquisitoire contre l’infériorisation sociale de la femme, un combat de renégociation de son statut social, mais aussi et surtout un processus de construction d’un espace du futur, de la possible liberté féminine. Ce rêve d’un monde différent et équitable rencontre la préoccupation de Chimamanda Ngozi Adichie qui dit :

Partout dans le monde, la question du genre est cruciale. Alors, j’aimerais aujourd’hui que nous nous mettions à rêver à un monde différent et à préparer, un monde plus équitable, un monde où les hommes et les femmes seront plus heureux et plus honnêtes envers eux-mêmes. Et voici le point de départ : nous devons élever nos fils autrement » (Adichie, 2015 : 32).

NB : EXTRAITS DE L’ARTICLE SCIENTIFIQUE PUBLIE DANS LA REVUE ETHIOPIQUES N°110 EN COLLABORATION AVEC NOTRE DOCTORANTE Mlle AHOUSSI N’GORAN EUGENIE NATACHA. REFERENCES : « Figure féminine postcoloniale et marginalité sociale dans Le Ventre de l’Atlantique de Fatou Diome » in Ethiopiques : Revue négro-africaine de littérature, de philosophie, de sociologie, d’anthropologie et d’art, N°110, Dakar, Fondation Léopold Sédar Senghor, 1er Semestre 2023, pp. 33 – 50.