Deux romans, une lecture

‘’LA PIECE D’OR’’ ET ‘’RUE FELIX FAURE’’ (de Ken Bugul)


Par Pape Samba Kane

Le roman « La Pièce d’or » de notre compatriote Ken Bugul (Ubu Edition, 2006) est une œuvre surréaliste qui, cependant, plonge ses racines au plus profond de la réalité. De réalités africaines quasi intemporelles, récurrentes, pérennes. Répétitives. Comme « le bruit lourd et sourd qui montait des entrailles de la terre », et que « Les nouveaux occupants n’avaient pas d’oreilles pour entendre » autant qu’ils n’avaient d’yeux pour voir toutes les misères que vivaient le peuple, misères dans lesquelles « les anciens
occupants venus d’ailleurs » s’étaient complu à l’enfoncer. Et que les nouveaux, autochtones, eux, entretenaient complaisamment, s’ils ne l’aggravaient chaque jour d’avantages ; sourds au bruit qui « montait des entrailles de la terre » – échos des conditions de vie miséreuses du peuple, mises en lumière par le faste de la grande vie menée par les nouveaux occupants. Sourds, mais aussi aveugles, car ne voyant pas comment grandissait chaque jour, la montagne de déchets, « monstrueuse montagne de plastique et de misère » au centre de Yakar (la capitale) que gonflait chaque jour d’avantage un exode rural raconté avec maestria, comme jamais, par l’auteur du premier best seller des Nouvelles Editions Africaines, roman inoubliable, «Le Baobab fou » (NEAS 1982) :
« Et puis les choses avaient changé à Birlane. Certaines familles, qui n’avaient pas de fils parti sur qui compter, misaient sur leurs filles. Maintenant, les placements de filles étaient monnaie courante pour la survie. Et ce placement ne se faisait qu’avec des hommes qui étaient partis. Souvent, des filles placés ne voyaient jamais leurs époux et finissaient dans des migraines qui les menaient à une folie douce, ou alors, elles se levaient un matin et partaient avec l’Horaire ».
Il y avait aussi une autre variante du placement des « filles qui dépérissaient ». C’était de les placer auprès des fonctionnaires affectés à Birlane. Ces derniers, toujours, quand ils partaient abandonnaient les jeunes femmes avec deux ou trois gosses. Elles aussi, un beau jour, prenaient l’Horaire. « Et leurs enfants rejoignaient le lot des enfants qui traînaient dans les rues de Yakar. »
La Pièce d’or n’est pas un roman sur l’exode rural ou l’émigration. Ces faits sont un élément d’une fable qui raconte l’Afrique (le Sénégal) à travers diverses faillites, politique, économique, intellectuelle, culturelle dont notre société est frappée. Ses héros sont des antihéros. Moïse, le révolutionnaire instruit sur qui ses parents comptaient et qui, rendu fou par on ne sait trop quoi – est-ce la Révolution avortée, réduite à des joutes entre copains dans une baraque et un soutien purement rhétorique aux mouvements de libérations, de Maputo à Bissau, Praia ou Luanda, pendant que les nouveaux occupants festoyaient mangeant « du caviar beluga, du foie gras aux truffes du Périgord … », ou est-ce ce refus des nouveaux occupants d’accepter un subversif dans « leur » administration ?- Moïse, donc, a quitté Yakar pour venir s’éteindre à petit feu à Birlane
Et le père de Moïse ? Ba Moïse qui, ayant passé l’âge de l’exode, n’avait plus, cependant, d’autre perspective que celle-ci face à ses misères, dont le sort funeste de ce fils qui avait nourri tant d’espoir chez lui. Et il va prendre l’Horaire. Alors surviennent Kus Kondorong, personnage mythologique avec son écuelle qui fait rêver de fortunes colossales et la pièce d’or… presque, elle aussi, un personnage…
Et ce n’est pas pour ménager un quelconque suspens que je ne vous raconte pas la fin de l’histoire que raconte ce roman, parce qu’il n’y a pas d’histoire dans ce roman où s’enchevêtrent des histoires qui se confondent, s’entrechoquent, s’affrontent. Depuis l’idéale société, certes imparfaite, mais où le beau Guissé, « Mabo » et « Gorjigueen » [homosexuel], cependant mari et père respecté organisait des séances de sabar inoubliables, où les femmes poudrées et élégantes étaient plus belles que celles de nos jours et sentaient bon… sentaient le tabac ou l’alcool, mais surtout fleuraient une culture en construction que, là-bas, à Yakaar où l’Horaire déversait ses flots de migrants, on déconstruisait à côté de montagnes de déchets, sans prêter attention « au bruit lourd et sourd qui montait des entrailles de la terre », et que « les nouveaux occupants n’avaient pas d’oreilles pour entendre »… ***RUE FELIX FAURE***

Je n’avais pas fini de digérer « La pièce d’or », que je m’étais plongé dans « Rue Félix-Faure ». Dès l’abord, quoique séduit par les talents de narratrice de Mariètou Mbaye, de son vrai nom, j’ai douté. Je me suis demandé si cette déclaration d’amour poétique, sorte de déclamation passionnée faite à une rue, la Rue Félix Faure sur un arrière-fond de blues psalmodié, sifflé ou murmuré par une Drianké aux origines mauresques, musicienne qui a fait du théâtre, parlerait à quiconque n’a pas connu la Rue Félix Faure ; celle des années folles de Dakar, avec son « Palais des lions » et ses personnages délirants, plus que vrais, semblant, cependant, tout droit sortis des films de feu Djibril Diop Mambetty. Ce dernier est un des princes de la vraie rue Félix Faure des années folles que l’on retrouve, toujours princier, dans « Rue Félix-Faure », la fiction, dans le personnage « du grand jeune homme, le cinéaste Djib » qui va faire un film sur l’histoire que raconte « une étrange lumière dans les yeux du grand lépreux découpé en gros morceaux, les petites parties sexuelles enfoncées dans la bouche ».
Car, la « Rue Félix-Faure » colorée, ensoleillée et balayée par une brise marine, la « Rue Félix-Faure » où l’on perçoit à travers les persiennes des fenêtres closes du salon de coiffure « Chez Tonio », la musique lancinante d’un violon, la rue où les gens vivent dans « l’espérance doublée de patience », avec Dieu à leur côté, avec eux, en eux, un Dieu qui n’a pas besoin de temples ni de « moqadem », la « Rue Félix Faure » avec « ses jeunes filles capverdiennes aux dos nus », son philosophe et ses « apprentis philosophes », la rue « située à l’extrême limite des deux mondes » de la nuit et du jour, s’était réveillée ce matin là avec, sur le trottoir, en face du salon de coiffure « Chez Tonio », le cadavre découpé en gros morceaux d’un lépreux, quatre lampes-tempête disposées, « aux quatre points cardinaux », autour de lui.
« La rue Félix-Faure jouxtait le jour et la nuit. Et c’est à cette extrême limite des deux mondes, que le corps du grand lépreux avait été découvert, découpé en morceaux ». Le beau texte de Ken Bugul commence avec cette image que surplombent les silhouettes de deux gros policiers sur fond d’une musique déchirante de violon – en lisant le texte de Ken Bugul, on entend le fado entre les lignes- suintant « à travers les persiennes » de « Chez Tonio ». Le cadavre avait été découvert par le muezzin allant au temple, situé quelques rues plus loin, pour appeler à la prière ; et qui avait buté sur cet obstacle inhabituel sur cette rue qu’il connaissait bien parce qu’il y habitait, s’y promenait en goûtant au spectacle des dos nus et des jupes courtes des jeunes filles capverdiennes « à la peau couleur caramel » ; et parfois, s’engouffrait, furtif, dans le dédale de couloirs sombres qui menaient chez Drianké avec son petit commerce de petits plats bien succulents arrosés de Kiravi Valpiere et de bière Gazelle Coumba, animé par les discussions, les amours, les détresses et « l’espérance doublé de patience » de sa clientèle si singulière, habitant ou non « Rue Félix-Faure ». – Les subtilités de la subversion littéraire chez Ken Bugul sont du grand art désenchanté …
Dans la nuit, avant que le cadavre découpé en morceau du grand lépreux n’accapare l’attention du philosophe, des apprentis philosophes, des deux gros policiers, de Drianké et de son énigmatique employée de maison, dénommée Muñ (l’espérance doublé de patience ?), quatre formes voilées avaient été aperçues qui semblaient se multiplier avant de disparaître. Quatre formes voilées qui apparaîtront au philosophe de la « Rue Félix-Faure » le matin de la découverte du cadavre avant qu’elles ne disparaissent comme elles étaient apparues. Quatre formes voilées que « le grand jeune homme, le cinéaste Djib », avec son amie au teint clair « ayant du chien dans sa beauté » aux bras, entreverra aux abords du marché Kermel.

Poésie et énigme, amour tranquille, blues, fado, philosophie, souffrances tues, vengeance muette, un tapuscrit monologuant, réquisitoire sans appel contre tous les abus et en même temps hymne à l’amour, voila de singulier ingrédients pour construire un thriller, un roman policier, finalement. Car son éditeur a bien raison de l’écrire en quatrième de couverture, le roman de Ken est « Une enquête policière » ; Mais quelle enquête ! : « Ecrite comme un poème, un hymne à la vie, plus forte que les porteurs de mort, et une quête philosophique menée au son du violon, du blues, et des rires des filles au teint couleur caramel. »
C’est dire… Et il restera encore tellement à dire sur « Rue Félix-Faure »( et aussi « La pièce d’or ») de Ken Bugul qui, d’une seule voix, sa voix poétique, a écrit ces deux romans, opposés en tout …
PSK
(textes écrits il y a 10 ans dans le qotidien LE POPULAIRE)