Par Amadou Lamine Sall Poète
Lauréat des Grands Prix de l’Académie française
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Je viens d’achever la lecture du tout dernier ouvrage de notre si bien-aimé Souleymane Bachir Diagne. Qui n’aime pas Bachir ? Le contraire serait se soustraire à la générosité d’Allah, à la beauté et à la puissance de l’esprit !
« Le fagot de ma mémoire », son ouvrage, est une sorte d’autobiographie du
cheminement de Bachir, de l’enfance jusqu’aux amphithéâtres les plus huppés,
aujourd’hui Columbia Université, après bien d’autres. Quelle merveille de
parcours académique !
Écoutons Bachir s’expliquer sur ce qui a conduit à cet
ouvrage : « L’interruption que constitue ce livre est un moment de détente…un répit donc…Cette contemplation aura été…celle de villes que j’aime et où je passe toujours du temps, sur trois continents… une
évocation des maîtres auprès de qui j’ai eu le bonheur d’apprendre. De mes parents. De ma famille. De mes amis.»
Cet ouvrage nous conduit de Saint-Louis à Ziguinchor, de Dakar Sicap à Paris, de Cambridge Massachussetts à Düsseldorf et Bayreuth, de Dakar Les Mamelles à Chicago Illinois, de New York, New York.
Des voyages et des récits émouvants, saisissants, humains, fraternels, divins. La langue de Bachir invite au rêve et à la réalité des choses. C’est une langue écrite rare, belle, juste, et souvent si étonnante et si racée, si riche et si expressive, qu’elle vous donne le tournis à travers des concepts et des concepts, des courants et des courants, des philosophes et des philosophes.
On se demande comment on a pu lire autant de livres, ranger de telles citations dans sa tête, se rappeler de tel ou tel courant de pensée ! Ce n’est pas seulement être philosophe, quelque chose d’autre dont nous n’avons pas le nom, tient et guide le verbe de Bachir.
En le lisant, on revient toujours sur les mots, les pensées, les dits et les non-dits, pour mieux comprendre et pouvoir retenir de grandes leçons de philosophie et d’humanité.
Régulée, la philosophie est une profonde et rayonnante humanité. Elle est un exercice de haute contorsion de l’esprit. Elle est lucidité au-delà de la lucidité. Elle est vertige mais vertige conduite. Elle mène à de soudaines altitudes qui exigent de nous les marginaux, une sorte de masque à oxygène.
La philosophe est un tortueux serpent arc-en-ciel dont on ne voit jamais les fesses. Pour dire ses parts d’escales dans des gares où l’on peut attendre longtemps qu’un train passe.
La philosophie est une sagesse exigeante dont le doigt de la main indique le sommet de la montagne alors que la paume repose dans la vallée.
Saint-Louis du Sénégal ! Bachir se confie : « Être saint-louisien constitue une part essentielle de mon identité…Mais être saint-louisien ou, mieux, un enfant de Saint-Louis, c’est participer d’une culture… d’un certain ethos que ma famille m’a tout naturellement transmis… cette culture est faite d’une tolérance qui n’est pas condescendance, mais sens du pluralisme. »
Suivent de longues et savoureuses pages où le philosophe déroule l’histoire
de la ville d’eau. On apprend alors beaucoup sur Saint-Louis la « drianké » de
toujours et qui ne laisse personne indifférent. Et puis Bachir parle de ses parents : « Ma mère n’a jamais regretté de s’être mariée tôt… à accompagner celui qu’elle appelait parfois son camarade. Et bien sûr à ses enfants dont je suis l’aîné. Je suis né quand elle avait dix-sept ans. Une enfant. Et déjà mère… Ma mère a manifesté toute sa vie ce désir d’école… De ce désir d’école qui habita aussi mon père, qui fut toute sa vie boulimique de lecture, je suis bien l’enfant… Je n’ai vécu que très peu de temps dans ma ville natale même si je dois tout à sa culture et à sa spiritualité. Le temps d’y savoir marcher à quatre pattes, puis de me tenir debout tout seul sur mes deux jambes, et nous voilà partis, mes parents et moi, pour la Casamance et la ville de Ziguinchor où j’ai appris à courir, à parler, à danser. »
Ziguinchor ! Bachir parle : « Lorsque en 1984 j’ai assisté, au stade demba-Diop de Dakar, à un concert monstre des Toure Kunda, je me suis senti littéralement transporté…Ces rythmes m’avaient en effet habité dans les premières années de ma vie que j’ai passées à Ziguinchor… pour moi c’est la Casamance où j’ai passé ma première enfance qui a construit mon être-au-monde sur le mode bougarabou… Mes parents m’ont répété mille et une anecdote sur mon sens précoce du rythme et mon amour de la danse… une certaine intelligence des langues aussi. J’en ai parlé assez rapidement quatre : le wolof, le français, le diola, le créole. »
Autre épisode souriante que raconte Souleymane Bachir Diagne : « … très vite j’ai parlé le français à un niveau qui n’était pas celui de mon âge, ce qui faisait dire aux amis de ma famille : « mais où don Jules va t-il chercher ses phrases ? »
« Jules », c’était moi…Quel glissement… de « Souleymane » à « Jules » ?… ce premier surnom invitait ensuite à toutes les variations. Il y avait « Julot » d’abord, bien sûr. Mais aussi « Jules César » ou simplement « César ». Pourquoi pas ? tant qu’à s’appeler « Jules », autant se déclarer « César ». Mais puisque à l’époque je ne voyais pas qui pouvait être ce « Jules » romain, ma préférence allait à un autre grand homme, celui-là bien de chez nous : Jules Charles Bernard, le maire de la ville de Ziguinchor. Je ne voulais pas pourtant être maire. Mon projet était de faire comme mon père et ma mère, et de devenir un employé des PTT. Mais alors en qualité de facteur, car de tous les postiers c’était celui qui portait un uniforme. Et un képi… Comme Saint-Louis, Ziguinchor est une ville historique et hybride qui fut, elle aussi, fondée d’abord comme un comptoir par le Portugal, au milieu du XVIIème siècle. La ville s’est ensuite développée comme une société métisse afro-portugaise, ce dont attestent plusieurs aspects de la culture et, bien sûr, la langue créole. Français et anglais ne se manifesteront vraiment dans la zone qu’au XIXème siècle et la colonisation qui la rattachera, à partir de 1886, au reste du territoire sénégalais aura aussi été une entreprise de francisation de cette ville restée à bien des égards afro-portugaise. »
Et Jules… pardon, Souleymane, de nous confier encore : « Les premiers textes qui se sont imprimés dans ma mémoire sont bien entendu d’abord les chapitres du Coran… C’est à l’école coranique où mes parents m’avaient inscrit en même temps qu’à l’école maternelle dite « française » que mon apprentissage de la lecture du livre saint de l’islam s’est fait de manière systématique. C’est donc à Ziguinchor… que j’ai d’abord appris à déchiffrer les lettres de l’alphabet latin en même temps que celles de l’alphabet arabe. »
Dakar, Sicap ! Bachir écrit ceci : « … Jusque-là, urbaniser la ville de Dakar, qui grossissait d’année en année, consistait à aménager au mieux la ville européenne, le Plateau, en la séparant par un « cordon sanitaire » de la ville indigène, la Médina, où se pressait la population autochtone… L’apartheid est au fondement de la culture coloniale… L’emblème de cette nouvelle philosophie d’aménagement des villes coloniales et d’investissement dans le logement des Africains fut la Société immobilière du Cap-Vert, la Sicap, créée cinq ans après la guerre, avec mission de développer une politique d’accès à la propriété bâtie pour des populations ayant un certain degré d’européanisation, souvent des agents de l’administration. La Sicap sut fournir, à la vitesse d’un quartier par an, des villas conçues pour formater les indigènes dans des familles idéalement monogames avec deux ou trois enfants. Les quartiers de la Sicap naquirent ainsi l’un après l’autre, portant les noms poétiques de Sicap Karack, Sicap Liberté, Sicap Baobab, Sicap Dieuppeul… C’est dans le quartier de Dieuppeul I que j’ai passé la seconde période de mon enfance et l’essentiel de mon adolescence, lorsque mes parents ont quitté Ziguinchor pour un poste à Dakar… En 1966, dans ma dixième année… j’ai quitté l’école primaire de Dieuppeul pour … le fameux lycée Van-Vollenhoven…Les années Van-Vo furent ainsi des années rythmées par les réussites scolaires, les distributions de prix de fin d’année, de concours général…Elles furent particulièrement marquées par la personnalité d’une élève, Rose Dieng, qui devait donner au Sénégal sa première polytechnicienne et sa première médaille du CNRS… j’ai eu l’énorme surprise, il y a peu, de découvrir que Nantes avait donné le nom de Rose Dieng-Kuntz » à une voie de la ville, dans le quartier de la Chantrerie… C’était en 1972, durant la cérémonie du concours général… en me serrant la main le chef de l’État prit le temps de m’adresser quelques mots de compliment pour avoir obtenu des prix dans les humanités, en grec et latin en particulier, tout en suivant une filière scientifique la série C… Je devais revoir le président Senghor pour la deuxième fois lorsqu’il m’invita à son bureaupour me féliciter encore ; cette fois d’avoir été admis au concours de l’École normale…. « Si vous aviez été catholique, je vous aurais suggéré de penser, pour une future thèse, à un travail sur saint Augustin l’Africain. »
Paris ! Bachir se confie : « J’ai eu dix-huit ans à Paris… Ces années que j’ai vécues au Quartier latin n’étaient, bien entendu, pas seulement celles du sérieux des études de philosophie ou des moments de retraite que je soustrayais… pour les passer à la mosquée de Paris… à prier et lire le Coran… Notre promotion de normaliens en philosophie est parmi les dernières de celles qui ont eu pour professeurs, pour caïmans comme on dit, Louis Althusser, Bernard Pautrat et Jacques Derrida. Avec une telle trinité, nous avons été certes à bonne école… année 1978 est celle ou j’ai passé l’agrégation…Le jour des résultats, avant d’arriver à la Sorbonne où ils étaient affichés, je rencontrais rue Soufflot Althusser… C’est lui qui m’apprit que j’étais reçu. C’est donc en agrégé de philosophie que j’allais effectuer mon premier voyage en Amérique. »
Cambridge, Massachusetts ! Notre jeune philosophe avec son nouveau
grade d’agrégé, débarque en terre d’Amérique : « C’est donc à l’automne 1979, que j’ai traversé l’Atlantique pour la première fois, posé le pied sur le sol du Nouveau Monde à l’aéroport JFK de New York, et atterri à l’aéroport de Boston…. « Nous accueillons notre hôte, quelle que soit sa race ou sa religion. » Cette déclaration était accrochée à la porte d’entrée de la maison où j’ai été invité dès le lendemain de mon arrivée. Sa lecture m’a intrigué. Qu’avait-on besoin d’afficher, c’est le cas de le dire, que l’on n’était pas raciste ?… Boston était l’une des villes les plus ségréguées des Etats-Unis… La trajectoire qui avait été la mienne jusque-là… aurait pu me faire croire, naïvement, que le mérite est le grand égalisateur qui récompense celui qui se consacre à l’étude…Ce n’est pas faux… mais encore faut-il être dans les conditions de pouvoir prouver son mérite. Aux esclaves venus d’Afrique il avait été interdit d’apprendre à lire et à écrire… Concernant les projets académiques précis qui m’avaient amené , j’ai tiré le meilleur profit de mon séjour à Cambridge…Étudier à Émerson Hall, au département de philosophie de Harward, représentait pour moi un rêve qui se réalisait…J’avais inscrit un sujet de thèse sur la logique algébrique de Boole… Les choses se passèrent comme prévu…en 1982 je soutins une première thèse qui six ans plus tard s’enflerait en un doctorat d’État sur l’algèbre de Boole. Je pouvais rentrer au Sénégal. Et enseigner à l’université de Dakar qui porterait, cinq ans plus tard, le nom de Cheikh Anta Diop. »
Düsseldorf et Bayreuth ! « … En octobre 1982, je fis donc ma rentrée au département de philosophie… je retournais au Sénégal après presque dix années passées en Europe, sauf une en Amérique…J’étais parti adolescent… je revenais jeune homme de vingt-six ans, avec la responsabilité de contribuer à la philosophie sénégalaise. Plus largement, par l’enseignement et la recherche , à la philosophie africaine…L’année 1982 fut aussi celle où il me fut donné de prendre part pour la première fois, dans une conférence avec des philosophes africains de renom… Je ne sais plus dans quelles circonstances précises j’ai rencontré en personne Paulin Hountondji… C’est à cette rencontre que je dois d’avoir été invité à ma première conférence internationale de « philosophie africaine », à Düsseldorf… »
Dakar, Les Mamelles ! Souleymane Bachir Diagne s’installe donc à Dakar.
Écoutons-le sans jamais se lasser : « … Être enseignant est le meilleur moyen de rester un étudiant. J’avais aimé ma vie d’étudiant, je la continuais comme professeur. D’ailleurs, j’étais à peine plus âgé que mes étudiants lorsque j’ai débuté…Je vivais de nouveau chez mes parents…j’ai déménagé de Dieuppeul au centre- ville…Pour mes déplacements, je m’étais trouvé une 4L d’occasion…Diderot dit qu’il n’est pas bon qu’un philosophe gagne trop d’argent pour la paix de son esprit ni trop peu pour la même raison…la deuxième université du pays, à Saint-Louis, allait être achevée et il était convenu qu’elle porterait le nom que Senghor… avait prévu…J’avais joué un rôle actif dans l’inauguration et le baptême de la nouvelle université parce que, depuis 1993, j’avais ajouté à mes responsabilités académiques la fonction de conseiller pour l’éducation et la culture du président socialiste Abdou Diouf… Lorsque qu’en mars 2000 Wade a remporté les élections… j’avais pris la décision d’accepter un poste à l’université de Northwestern, à Chicago… »
Chicago, Illinois ! Bachir débarque : « Welcome in the Windy City : c’est par ces mots que le pilote de l’avion… m’a amené à Chicago… L’Amérique où pendant trois ans j’ai enseigné… la philosophie islamique et la philosophie africaine… n’était pas la même Amérique devenue, en juin 2002, notre pays d’adoption…Entre-temps, il y avait eu la tragédie du 11 septembre. Et enseigner la philosophie islamique dans l’Amérique d’après le 11 septembre avait désormais un autre sens… Il en est du monde académique américain comme du football professionnel : il a son mercato… Avant donc qu’en 2007 mon camarade de l’École qui avait fait toute sa carrière à Columbia m’ait parlé de la possibilité d’un poste à New York… partir ne fut pas facile… Mariane – épouse du philosophe – fut d’avis que nous allions à New York… »
New York, New York ! Enchanté et enchanteur, notre solide et bien-aimé
philosophe s’est bien installé à New York. Il nous révèle ceci : « … A la fin des années 1980, les immigrants sénégalais se sont regroupés dans une Association nationale des Sénégalais d’Amérique, ASA… Nous installer à New York, pour ma famille et moi-même, c’était aussi rejoindre une communauté sénégalaise qui y a élu domicile… Je quitte ma fenêtre, mon observatoire, d’où je regarde le New Jersey…Je retourne à ma table de travail et à mon ordinateur. »
Ainsi se ferme cette dernière parution de Souleymane Bachir Diagne, en entendant d’autres livres et d’autres voyages. Celui-ci est, sans doute, parmi les plus plaisants, les plus émouvants, les plus intimes.
Pour être allé personnellement embrasser la maman de Bachir, je sais ce que cette mère représente.
Lire un philosophe c’est presque lire un livre à l’envers. Tout y est à la fois labyrinthe et lumière. L’esprit s’y mord la queue, se courbe, se contorsionne, s’agenouille mais s’élève toujours.
N’est pas philosophe qui veut !
Bachir est lumineux !
Combien de bibliothèques il a bu ? Combien de livres décortiqués ? Combien de pensées et de concepts avec lesquels il a dormi et qu’il a dévêtupatiemment ?
Cet esprit mérite tout notre respect, notre infinie admiration.
Bachir, mes tendres bisous à « Doors closing »… qui a dû beaucoup grandir, depuis, à l’ombre de papa…
Allez donc et vite, lire « Le fagot de ma mémoire »…
Dakar, septembre 2021.