Rouges silences, Fatima Diallo Bâ

Ce roman est un procès que l’Auteure fait à la société sénégalaise, particulièrement, et africaine en général.

Ce procès est long : il se traîne en deux opus, chacun de près de deux cents pages, et le verdict est donné dans le second roman.

Quelque chose s’est passé dans son 1er roman intitulé Des cris sous la peau, une histoire de famille, et l’Auteure nous fait part de la source de cette histoire : un élément jaillit du tout dans la forme d’écriture, une mise en abyme narrative, un « je » dans un « il » ubique pour ne pas évoquer, d’entrée de jeu, une manifeste pluralité de narrateurs. 

Dans Des cris sous la peau, Gnilane et Ndiémé sont deux sœurs. La première est plus séduisante, alors que la seconde, plus méchante, est jalouse de sa cadette. Plus tard, Gnilane eut une fille et mourut après l’avoir confiée à son aînée Ndiémé qui, elle aussi, avait une fille Arame avec son mari, un courtier de Keur Massar. Le mari courtier, efflanqué et sans doute cocu, refusait de reconnaitre sa paternité envers Arame, boulimique, obèse, et exerçait des abus sexuels sur les deux filles qui avaient grandi dans le silence des souffrances physiques et morales, la haine, le dégoût de la vie. Plus tard, la fille de la disparue Gnilane émigra en France et trouva du travail dans un hôpital parisien. Sa tante Ndiémé, devenue « une grande dame » après des années de spoliations financières et de spéculations foncières de son mari, revint d’un pèlerinage à la Mecque et devrait faire un Yebbi, cérémonie pompeuse où certaines femmes font étalage de leurs richesses matérielles et financières en distribuant des cadeaux à leur belle-famille, leurs amies, voisins et proches. La fille, nommée la petite fille dans le premier roman, trouva cette occasion pour quitter Paris et venir à Dakar assister à ce Yebbi et dénoncer à la vindicte les manquements de son oncle courtier qui abusait sexuellement d’elle et de sa cousine, Arame. Cela étant fait, elle acquit son prénom jusque-là tu, Yandé, et reprit, détendue et libérée de son fardeau de l’insupportable silence maquillé de masla, le chemin du retour vers Paris. Cette fille-là se nomme Yandé à la fin du  premier et dans tout le second roman de Fatima Diallo Bâ ;  elle y joue le rôle de personnage principal.

Dans le 2nd roman, Rouges silences, cette même Yandé, employée d’un hôpital parisien, est unie à Mor, un ancien esclave sexuel de tante Ndiémé, arrivé en France par la toute-puissance du bras long de sa maîtresse.

Mor est un mort-vivant, un frustré et un rancunier qui, après avoir eu deux filles avec Yandé, Sarra et Marie, ne trouvait mieux à faire que de lever la main, sans raison aucune, sur Yandé et ses deux filles ; il souffrait de son histoire, de son passé, de déchirures intérieures, d’un sérieux mal être. Fils de Mosaan (donnée en mariage forcé, à bas âge, à un homme qu’elle n’aimait pas…), Mor est issu d’une union adultérine. Enfant, il était un talibé à l’école coranique à Ndayane. Il fut victime de viols répétitifs de talibés plus aînés et même du marabout, qui était chargé de son instruction et de son éducation. Plus tard, il fugua du daara et passa par des villages de pêcheurs tels que Mbao et Soumbédioune, où pour survivre, il aidait des pêcheurs à haler leurs embarcations. Il passa des étapes de sa vie adulte à Soumbédioune et s’altérait sur la corniche jusqu’à rencontrer Ndiémé, un cougar, une pêcheuse d’adonis, d’haltérophiles, qui la fit héberger avec d’autres garçons comme lui, dans un appartement à Yeumbeul pour ses propres plaisirs ; chacun avait son tour de passe selon le bon vouloir et les caprices de la chaude polyandre en proie à ses désirs quotidiennement renouvelés.

Une fois qu’elle en avait assez, elle donna un billet d’avion à Mor qui partit en France. Certainement, c’est dans le restaurant de Mère Adja, au foyer Sonacotra, rue du Chevaleret dans le 13ème arrondissement, où se rencontraient la plupart des Sénégalais, que Mor et sa femme Yandé se sont rencontrés et se sont unis, comme d’autres couples…

Yandé, visiblement sereine, était malheureuse de son époux, Mor (qui, selon un des narrateurs,  avait légué sa paternité à sa femme), de son foyer de violences, et de ses valeurs d’origine qui lui dictaient la soumission, la fidélité, la patience et le silence, un lourd silence, couleur de dépassement de soi, de douleurs morales et mentales…

Un pont impavide et comme qui dirait incontournable se dresse entre ces deux œuvres : Des cris sous la peau et Rouges silences où Yandé est le personnage principal dans chacune des deux de sorte qu’il est extrêmement difficile de comprendre le second sans consommer au préalable le premier.

Dans le premier roman, jeune fille, elle est un quidam, sans voix, muselée par le viol de son oncle courtier à Keur Massar et la jalousie de sa tante Ndiémé ; dans le second, elle est femme et mère de deux filles, torturée par un mari violent, sans référence aucune, sans ambitions, et déjà noyée dans le désespoir et l’envie de ne plus vivre plus longtemps. 

Le passage mirage qui relie ces deux œuvres est un réel imaginaire, construit dans le fond aussi bien que dans la forme, dans le narratif romanesque, dans la légende orale africaine, dans le mythe grec, dans la prose mesurée, dans le ver rythmé, dans l’harmonie musicale, dans une parfaite symbiose avec la nature pour ne pas dire un culte voué à la nature, dans le Feng shui , dans le cinéma, dans la philosophie et dans l’histoire, par le génie, par le doigté, par l’adresse d’une plume affûtée d’un métissage culturel flottant entre l’Afrique et l’occident, tel un nénuphar épanoui, glissant sur les rives tièdes du Fouta Toro, jusqu’aux névés de la Loire et la Seine.

La mise en abyme de la narration du 1er roman, le « Je » limité dans l’ubiquité du « Il », se fait une multiplicité de narrateurs dans le second, avec les personnes « Je », « Tu », « Il / Elle », « Nous », « Vous » et parfois même le « On » narquois. C’est dire que tous les personnages de ce roman sont auditionnés, sans exception aucune et le marteau du verdict est suspendu entre ciel et terre.

Dans ce second roman, l’on voit nettement mieux cette éruption du récit, véritable cratère de personnalités, un magma de maux vomis en laves ignivomes, avec des personnages qui parlent, racontent, se délivrent, s’épanchent, parfois dans leur propre langue, le « Je », parfois dans la langue du narrateur, le « Il », dans des points de vue interne, externe et ubique , d’où même de fines vibrations du narrataire lors des passages de sphères intradiégétique et extradiégétique du récit, un tendre glissement fictionnel d’une autofiction à une autonarration, serait-on tenté de dire, dans la même œuvre (c’est possible de le prouver dans le 1er aussi), où les frontières du réel se dissipent dans l’imaginaire du narrataire, où le pittoresque du récit souffle des sueurs froides entre les lignes… Rouges silences est bien tramé à travers un chant de la prose, une musique du ver, une harmonie poétique, une symphonie musicale, un regard de la caméra zoomée sur différents plans et angles de focalisation cinématographique, une équation de l’être dans une existence ponctuée de mal être, et une revendication de plus d’identité, de plus de féminité, de plus d’humanité, dans la marche de l’histoire, dans la marche du monde. Et à Marguerite Duras de dire : « Ecrire, c’est aussi ne pas parler. C’est se taire. C’est hurler sans bruit. »

Fatima Diallo Bâ a bien hurlé, dans le silence : des silences ont crié, des silences ont rougi et des silences ont rugi Rouges silences en deux mots, tel un deuxième cri dénonciateur du gaspillage dans les cérémonies, de la folie de grandeur des gens qui préfèrent les biens matériels et financiers à toutes les valeurs humaines, de la jalousie sans intérêt, du racisme, de l’indépendance culturelle africaine, du mariage forcé, des problèmes des enfants orphelins, du viol, de la promiscuité, de la précarité des situations des Talibés et de tous les risques qu’ils encourent dans les Daraas, de la mendicité quotidienne, de la violence dans des foyers, etc. 

Le narrataire assiste à un début de verdict, dès l’incipit, avec deux épitres, l’une de la mairie, l’autre de l’hôpital, posées dans l’appartement, ledit verdict n’est en vérité rendu que dans une troisième missive, celle de Yandé, adressée à son mari gisant dans sa tombe, au dernier chapitre 9, comme pour clore un univers littéraire avec l’arithmétique des nombres positifs pythagoriciens, l’on passe d’un début 1 à une fin 9. C’est dire qu’il y a dix chapitres dans ce roman ; le dernier, c’est sans doute ce que vous êtes en train de lire avec le degré absolu du zéro de narration, chapitre que chaque lecteur peut réécrire selon sa compréhension de l’œuvre. Et le verdict s’annonce grave : le lancinant problème de la femme, épouse, mère, nourrice, éducatrice, devant réconcilier son amour à sa vie professionnelle, son ménage, à sa vie familiale, sociale… Un sérieux problème posé par Mariama Bâ dans ses deux œuvres, Une si longue lettre, une jolie autofiction et Un chant écarlate, belle autonarration, dans les années quatre-vingt (au vu de récits sur des mariages mixtes au Sénégal, passés au philtre du réel rêvé par l’Auteure…) Ce même problème de la liberté de la femme de Mariama Bâ, liberté sujette à son amour, à son statut dans la société, à sa vie professionnelle et conjugale, est repris, quarante ans plus tard, par Fatima Diallo Bâ. Il n’y a pas de hasard, on ne peut plus passer ce détail sans se heurter la mémoire : cette Auteure, Fatima Diallo Bâ, est une fille spirituelle de Mariama Bâ, dans la trajectoire de leurs lettres de noblesse joliment gravées dans la grande œuvre romanesque de la littérature sénégalaise, arpentant les sillages de la recherche du bonheur, de l’émancipation, de l’épanouissement de la femme sénégalaise et africaine, malgré même la puissance du patriarcat qui, constamment, se réinvente. Et le prétexte des trois lettres dans Rouges silences, (alors qu’il n’y en a que deux dans Une si longue lettre : la réponse de Ramatoulaye à la lettre d’Aïssatou, de l’implicite dans l’œuvre) ; la troisième est sans doute enfouie dans un des chapitres d’Un chant écarlate), n’est pas un  hasard dans ce livre, où les blessures récemment pansées dans Des cris sous la peau ne sont pas encore totalement livides, et où les souffrances tues sont toujours meurtries de douleurs et maculées de sang. 

Ce parallélisme entre Mariama Bâ et Fatima Diallo Bâ est frappant entre Des cris sous la peau, Rouges silences et Une si longue lettre, (Un chant écarlate, à une moindre mesure, sans aucune prétention de vouloir faire un traité de littérature comparative), c’est un tout où tout part d’une quête existentielle, celle de la femme qui revendique plus de dignité, plus de voix, plus de respect, plus de féminité, plus de liberté et plus de considération, et qui réclame son amour, son homme, sans le partager, qui couve et éduque ses filles dans cette société relativement misogyne. 

Toute révolte, toute révolution finit par payer son prix dans les privations, le renoncement, la douleur, le sang, couleur rubis, vermeille, rouge, écarlate ; le sang est là, il coule visiblement à travers des blessures béantes dans le premier roman et discrètement dans le second, jusqu’aux entrailles endolories de personnages aux balafres parallèles : Yandé, Arame, les filles, êtres inhibés aux silences mélancoliques, tristes, truculemment rouges…

Enfin le verdict tant attendu est tombé : ceux qui avaient fait du mal dans le roman précédent (Des cris sous la peau, allusion faite aux personnages Ndiémé, son mari courtier…) ont eu un ou des enfants puni /punis, ou sont eux-mêmes châtiés par la vie, et ceux-là qui y avaient fait le bien (allusion faite aux personnages Gnilane, Yandé…) sont récompensés eux-mêmes ou ont eu des enfants rétribués par le bien. Ndiémé et son mari courtier de Keur Massar s’étaient ruinés dans le second ouvrage ; ils avaient fini par perdre tout ce dont ils étaient fiers et avaient finalement occupé une petite chambre à Grand-Yoff et côtoyaient ceux qu’ils méprisaient jadis. Serigne Songhe qui violait Mor quand ce dernier était enfant dans le second livre, avait fini par être écroué à Paris après des escroqueries et accusations de tentatives de viol. Mor qui était violent avec sa famille, n’était plus que le silence d’une tombe…

Le karma a de nouveau frappé avec son légendaire marteau lourd, grave et terrible qui tombe du ciel : l’existence d’un homme ne vaut pas plus que celle d’une femme, ou encore, la femme a autant de droits au bonheur que l’homme. Yandé veut être heureuse dans sa vie professionnelle, dans son cadre de vie, dans son cœur, au plus profond d’elle-même, et se réconcilier avec sa personne et ses filles : la première des deux correspondances au tout début du roman le lui a suggéré, la seconde a conduit Mor directement à l’hôpital, puis à la morgue et la troisième lettre, adressée à son défunt époux, écrite de sa main, l’a gravé en lettres d’or, telle une épitaphe, sur la tombe d’un authentique calembour, Mor est mort (1. Mor n’est plus ; 2. Mor = mort).

Chacun des deux romans de Fatima Diallo Bâ est une bibliothèque, où l’on retrouve une partie de ses lectures ; la bibliographie et les références textuelles, aussi bien pour les formes prosaïques que pour les vers-libristes, sont d’une richesse incommensurable. Mais en littérature, en philosophie, en science et dans les savoirs d’une manière générale, peu importe d’où l’on vient ; ce qui compte, c’est là où l’on va. Ce qui est plus déroutant ici, et c’est là où l’Auteure pourrait jouer des tours à son lectorat : l’imprévisibilité de ses thèmes de réflexion, gage d’une liberté créatrice intelligemment clamée dans toute son œuvre, à l’instar de  la plupart des artistes. Cependant avec plus d’optimisme, l’on pourrait avancer sans se tromper que la destination de cette Auteure n’est autre que celle qu’aurait prise  Mariama Bâ (si elle était encore parmi nous : heureusement que l’hypothétique de ces prémisses soit une modalisation certaine pour leur conclusion), celle qui réclame plus de liberté, de respect, de considération, de reconnaissance et même d’égalité des femmes devant les hommes, les leurs, leurs amours, leurs trésors, ceux sans qui aucune fille n’est fille, ceux sans qui aucune femme n’est femme, ceux sans qui aucune mère n’est mère, alors que chaque homme sait pertinemment que sans la femme, la vie serait une belle erreur.

Toute cette œuvre n’est finalement qu’un chant d’amour de l’homme et de la femme, une chanson de ce qui les unit et les désunit, un cri de vie, tel un premier cri en puissance dans un second, cause de tous les problèmes posés dans l’existence de l’homme sur Terre cheminant sous l’ombre apaisante de la foi et de l’espérance…

Salif Niokhor DIOP, Critique littéraire, Éditeur Plumes d’ébène, samedi le 14 septembre 2024 Liberté 6 extension

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