Aminata Sow Fall, à travers La Grève des Bàttu paru en 1979, livre un récit d’une ironie féroce et d’une finesse rare, digne des meilleures plumes réalistes. Elle y raconte une fable sociale où chaque personnage, chaque situation, semble tiré d’une scène vivante, cruellement vraie, mais transfigurée par une plume qui sait croquer l’humanité dans toute sa complexité. Dans cette œuvre, le Sénégal des années 1970 apparaît comme un théâtre où se jouent les ambitions et les hypocrisies d’une société déchirée entre son passé et sa modernité forcée.


Mour Ndiaye, haut fonctionnaire ambitieux et imbu de sa personne, est un homme pressé de gravir les échelons du pouvoir. À ses yeux, la « modernisation » de la ville passe par l’éviction des mendiants, figures silencieuses et gênantes de la pauvreté omniprésente. Il les chasse, les fait disparaître, mais sans se douter qu’il déchire ainsi le tissu même de la société. Car ces mendiants, loin d’être de simples parasites, jouent un rôle symbolique profond : ils sont les réceptacles des angoisses, des superstitions et des croyances de cette élite qu’ils servent malgré eux. Mour Ndiaye, lui, ne se rend compte de cette vérité que trop tard, lorsque la grève des mendiants met à nu ses propres fragilités et ses contradictions.


Cette peinture crue d’un pouvoir arrogant et aveugle trouve une résonnance frappante dans Le Décret de Mbaye Gana Kébé, publié quelques années plus tard. Là encore, l’ambition démesurée d’un haut cadre est au centre de l’intrigue. Lokama, expert-comptable aspirant à un poste prestigieux, se laisse happer par les jeux de flatterie et de compromission. À mesure que ses efforts pour obtenir un décret présidentiel s’intensifient, il se perd dans un labyrinthe de relations intéressées et d’illusions brisées, jusqu’à devenir une caricature pathétique de l’homme moderne obsédé par la réussite.


Les deux romans, bien que différents dans leur approche, partagent une même critique des élites postcoloniales. Mour Ndiaye et Lokama, dans leur quête de prestige, incarnent cette classe d’hommes persuadés que leur ambition est légitime, mais qui, dans leur aveuglement, détruisent les fondations mêmes de leur société. Là où Sow Fall dépeint un homme qui opprime les faibles pour asseoir son autorité, Kébé montre un homme qui se soumet au système dans l’espoir d’en tirer avantage. Dans les deux cas, le résultat est une société paralysée par des ambitions stériles, où les plus vulnérables – mendiants ou subalternes – paient le prix fort.


Ces récits, bien qu’ancrés dans le Sénégal postcolonial, retentissent universellement. Comme dans les fables, les grands apprennent, souvent trop tard, qu’ils ne sont rien sans les petits. Les mendiants de Sow Fall et les figures effacées de Kébé rappellent, par leur silence ou leur absence, que la société n’est qu’un fragile équilibre, où les plus faibles, loin d’être inutiles, sont souvent les garants de la stabilité des plus forts. Et dans cette leçon se cache une vérité amère : lorsque les « seigneurs » oublient les « manants », tout le système vacille.
À travers ces œuvres, une morale s’impose, proche de celle de La Fontaine : on a toujours besoin d’un plus petit que soi. Que ce soit dans la rue, dans les cercles du pouvoir ou dans les foyers de ceux qui prétendent dominer, l’arrogance des grands finit toujours par s’écrouler face à la nécessité des humbles. Une leçon, ici comme ailleurs, que l’on apprend toujours à ses dépens.

Sémou MaMa DIOP