
Le mot, substance poétique dans « Avant que la poésie ne périsse un jour » d’Ouzin Karbala Thiombiano, Editions Maïa, 2023.
« Ce n’est pas avec des idées qu’on fait des vers, c’est avec des mots. »
Stéphane Mallarmé
Comme pour apporter une lumière à cette assertion simple et difficile pour un lecteur tout court (Par opposition au lecteur suffisant) et un poète ignorant toute la force du mot, il s’agit donc de s’investir dans une mission qui consiste à redonner sève à la poésie parce que souillée et dépouillée de sa substance: le mot. Le titre donne le tempo: Avant que la poésie ne périsse un jour, une illustration en image et en forme. C’est un travail sur le langage poétique. Le mot devient une substance expressive qui travaille sur le plan sonore, rythmique et imagé. Le poète manipule le mot en lui conférant une puissance évocatrice et une signification poétique qui dépasse son usage quotidien, comme matériau sonore et rythmique de par sa musicalité, le mot est choisi pour sa sonorité et sa combinaison avec d’autres mots crée un rythme et une mélodie. L’effet est produit à partir une multiplication d’assonances et d’allitération, et comme matériau expressif avec sa puissance évocatrice. Le mot ouvre un espace de résonance personnel pour le lecteur. Le sens littéral du mot est transposé sur le plan expressif. La poésie, en transformant les mots, crée un nouvel espace de langage, plus riche et nuancé que la langue parlée. Le sens des mots est transformé par l’impulsion poétique, l’auteur cherche à libérer le mot de sa transparence conventionnelle. Etre poète, c’est croire à la force du mot et, capable de le bien manier. Ainsi, de par son génie créateur, le mot devient objet tantôt manipulé par son créateur, tantôt il lui échappe.
Dans la première partition du recueil: Délires rythmes et calembours, avec le poème d’ouverture qui s’intitule: Invitation, il déclare: Je vous convie au mariage des rimes […] Que je célèbre au grand sanctuaire de la poésie. N’oubliez pas vos cartes d’invitation, Vous autres poètes ignorant tout de la poésie. Thiombiano précise même sa cible: autres poètes ignorant tout de la poésie. Et en tant poète, sa démarche consiste à démontrer toutes les parties de la germination du mot tenant compte des différents endroits dans lesquels, il pousse, se nourrit, pour recueillir: souffle, rythme et suggestivité. Suivant cet angle, il suit le mot dans les différentes procédures qui mènent à sa formation, en tant que son et en tant que lettre qui commence par le Graphisme puis lettres.
Dans chaque poème du titre au corps, il élabore l’ensemble des procédures que subit et traverse le mot. Ce qui se manifeste par un travail sur le lexique et le vocabulaire à la fois actif, c’est-à-dire celui dont le locuteur se sert habituellement et le vocabulaire passif (latent) qui n’est jamais mis en œuvre par le locuteur. Ce qui lui donne la possibilité de parcourir le vocabulaire par thème, de travailler sur formation des mots, de leurs emprunts lexicaux, de leur famille, des dérivés, de la paronymie, des calembours, des mots quotidiens qu’il insère dans le dictionnaire sans oublier les énigmes (le proverbe, l’adage, la charade etc.). Le poème intitulé Souffle d’un mot pourrait fonctionner comme support de travail sur les différents genres du mot. Aussi dans La vapeur des idées, il travaille sur l’importance de la ponctuation qui fonctionne comme un code de la route dans le texte, les parties du discours de la grammaire (noms, les adjectifs, les pronoms…). Parce que pour lui: « Un mot n’est pas qu’un simple signe, / Mais être qui nait vit copule et meurt ». Il montre toute la technicité que requiert la poésie.
Thiombiano ne se limite pas au discours simplement, le poète doit être un artisan tel que dans l’art culinaire, les mots sont des fruits et des légumes et le lecteur attend sa part de cocktail. Cette pertinence est soulignée dans La vie secrète des légumes. Dans ce poème, légumes et fruits renvoient au mot qui, avant de germer, passe par la semence, et il faut être un artiste en la matière pour les associer puisqu’il peut échapper à la volonté du poète et son évolution dépend des mots. Il le magnifie en ces termes: « Les fruits n’aiment pas la discipline/ Et les légumes n’aiment guère la routine/ Il peut arriver sans se soucier de nous/ Que les fruits aiment les légumes/ […] Et de leur amour consomme/ Par on ne sait comment/ Naissent/ les haricots… » Le poète ignorant saura donc que ce n’est pas avec des mots rares étranglés par des rimes que nait la poésie. Mais celle-ci provient d’une copulation qui requiert du génie créateur pour créer une surprise et faire jaillir l’étincelle poétique. C’est pourquoi le poète va à la gibecière des mots tirés du quotidien, de son royaume d’enfance, de la fresque quotidienne, les associe dans une zone singulière, pour créer son propre langage comme il le laisse deviner: «…paraphant l’acte de réhabilitation des mots-grimauds à égale dignité devant tout le peuple de mots.» Cependant, est-il possible de cantonner le recueil sous la bannière d’un travail langagier uniquement? Peut-on rester sans voix sur la sexualité, peut-on réellement y résister? L’auteur lui-même témoigne que le mot copule et pour montrer la tangibilité, de surcroit, il délègue la parole aux lettres pour raconter les déboires amoureux jusqu’au summum du désir appelé point G (dans le poème L’abécédaire du séducteur), d’où les échos des mots dans leur copulation.
En effet, le mot est comme un être vivant, un corps. Donc pas seulement une entité physique; un lieu d’expression; il est le siège des conflits et des pulsions et pour satisfaire son besoin de conjonction. Ce qui lui donne la possibilité de le clouer dans un lupanar où, chaleur, désir, et sexualité s’articulent. Notons tout de même que la sexualité est l’un des domaines privilégiés des poètes, une source d’inspiration puissante. La poésie sert de moteur pour exprimer le désir, la passion d’où surgissent tous les aspects de la poéticité du texte: un caractère esthétique qui implique une recherche d’harmonie dans l’expression, une évocation qui permet de susciter des émotions et de faire appel à l’imagination du percepteur, une originalité qui se manifeste par une transformation du langage ordinaire en le détournant de sa fonction purement communicative.
Chez Thiombiano, l’expression du mot n’est possible que grâce à la sexualité. Le mot lui permet de créer des images poétiques et de dégager une odeur de suggestivité sans oublier ce qui reste essentiel: la tonalité. Voilà pourquoi il nous promène vers le charnel pour bien installer le lecteur au cœur du confort et/ou/ de l’inconfort par un jeu de séduction, une provocation. L’écriture devient abrasive. Le mot, locomotive qui derrière lui trainent la sensualité, l’érotisme, allant jusqu’aux chaines de débauches. Nous le comprenons mieux dans Le nom de la belle, dans ce poème, que dit-il si ce n’est: La Belle s’appelait Dame Poésie. Toutefois, il organise le jeu de mots sur l’action. La sonorité domine tout, elle ronronne, non en sourdine, mais se déclame en échos, à travers une allitération en [D] et en [P]. Il suggère le nom avant de le dévoiler à la place juste c’est-à-dire: à la chute. Il se cache sous le jeu pour détourner le récepteur, l’invite vers le champ du désir et délire charnel. Avec l’allitération en [K], l’action se joue. L’imagination du lecteur est transportée dans une scène érotique, surtout le lecteur avec qui il partage le milieu sociolinguistique; l’acte est désigné par le son [K]. L’image aussi est parlante; elle renvoie à l’idée: clope à la bouche est relié à l’image de Prévert avec le mégot scotché à la bouche. Il ne nie pas le coté inspiré du poète français: « sur la tombe à Prévert, j’ai déposé ma pipe ! », dit-il.
Dans la seconde partition du recueil: Névroses Blues et Rêves, nous assistons à une transmutation du mot sous l’effet de cette trilogie qui affecte la psychologie du poète. Pour Thiombiano, à l’image des antiques (Homère, Eschyle, Virgile) et des poètes romantiques, la nature est le lieu idéal pour étouffer les chagrins, d’être en relation avec le divin. Il est embarqué dans le topos favori pour soulager l’angoisse. Il y trempe sa plume pour se procurer beaucoup plus d’expressions et de forces pour exprimer sa vision sur ce monde qui lui semble étrange, morne, triste où le caractère humain se détériore. Le mot subit donc une métamorphose, trouve l’équilibre dans le vent, le jour (dimanche), le soir, au crépuscule, dans la nuit, à minuit, dans la nuit profonde. Cette poésie qui répondait au nom de Dame Poésie se mue en Dame Solitude qui, elle aussi cherche compagnie parce qu’en tant que mot, il vit du génie langagier d’un verbe créateur. Ce contact donne possibilité au mot de faire naitre l’espoir et pour la poésie, et pour le poète. C’est pourquoi il ose affirmer: «Chaque poème /Que je lis… /Chaque poème /Que j’écris/Me donne un nouveau souffle/De vie / Un nouveau regard/Sur le monde / Et un nouvel entendement/Des échos du cosmos…/Chaque poème que je lis…/Chaque poème que j’écris Est un appel/ Au suicide/Et à la renaissance…»
En outre, c’est dans ce lieu idéal de beauté, de l’harmonie et de sécurité, loin des désagréments de la vie humaine, ce « marchepied » du divin, selon Lamartine qui lui permet de mieux contempler ce monde lugubre, sans indication où il n’y a, point de mât, ni voile comme embarquer dans une barque sans gouvernail. Ce monde où l’homme noie dans ce spectre de la fausseté, de péchés mignons de mignardises. Et ce qui suscite plus l’angoisse chez le poète, au-delà d’être un contemplateur, c’est de voir l’attachement inconditionnel de l’homme à vouloir toujours exister comme un insatiable, pour solder des vœux. Thiombiano le compare à un élément qui évolue dans l’univers où il se trouve, un papillon de nuit: Phalènes du soir. Oui, parce que le mot ne dépend plus de lui, il lui échappe. Cela s’ajoute, une interrogation parmi plusieurs: « Sommes-nous condamnés à un éternel casse-tête? ». Et il le matérialise dans ce poème par des rimes plates, aux qualités féminines, pauvres qui témoignent cette monotonie de la vie. Mais ne perdons pas le fil; c’est lui qui nous invitait au mariage des rimes.
Ces interrogations manifestent l’état du poète, il reste confronté à un univers désastreux, une vie pauvre en humanité. Disant cela, il ne faudrait pas manquer de dire que les interrogations constituent l’essence poétique. Elles font partie intégrante d’une exploration incessante du monde, de l’homme, de la vie. Son frère de plume, Papa Moussa SY l’affirmait en ces termes: « dans le silence du discours, entre les interstices des mots, le poète jette mille et une interrogations sur le sens et l’essence de l’humanité». Toujours est-il qu’il reste fidèle à sa mission; il rappelle encore à l’homme, cette fois avec des illustrations tirées d’une part, de la vie avec le club des 27 qui prouve que cette vie n’est rien et d’autre part, tel un prêcheur, il s’appuie sur l’idéologie biblique: « Poussière devenue chair, /Chair redeviendra poussière » car, il est dit dans le livre sacré : « c’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain jusqu’à ce tu retournes a la terre, puisque c’est que tu as été pris ; car tu es poussière et tu retourneras a la poussière » pour lui signifier que la mort est la conséquence finale du choix d’Adam de pécher. Il déduit encore que si l’on arrive à ce stade c’est parce que: « Le Dieu en l’homme s’est fait mirage, il n’en reste pas plus que son image » avant de rajouter que ce que l’on croit n’est que: « L’envers de l’adage ». Par conséquent, pour Thiombiano, si l’image de Dieu restait en l’homme, il ne serait pas devenu ainsi, c’est-à-dire un homme emplit de mal, de haine, d’hypocrisie. Il ne mérite pas cette image divine ou, de toutes les façons, il l’a souillée depuis.
Et que lui reste-t-il de faire? Une prière! Une prière singulière car qui mêlera Dieu avec une conjonction de toutes les religions et de tous les dieux. Ce qui fait que le lieu de culte devient le musée: Sur l’Autel du Quai Branly. Le silence aussi devient l’espoir. Un silence dans le silence de minuit où les effluves des fleurs se perdent, c’est L’exutoires, c’est Lamento. Dans cette seconde partie, le mot n’est plus isolé, il n’est plus une entité « isolée ». Il vit, regorgeant plus de souffle parce qu’il rythme au milieu de la nature. C’est l’expression du poète grâce au mal ressenti qui lui donne libre cours de s’épanouir contrairement à la partie précédente.
Et comme pour résumer, il établit une conclusion liée à l’homme, au monde et à la vie: la mort, en choisissant pour symbole « Le soleil », source de la chaleur et de la vie, l’intelligence du monde. Mais ici, c’est dans sa fonction ambivalente de psychopompe (conducteur des âmes). Par ailleurs, le titre du même poème: Soleil cou coupé connu de Césaire et d’Apollinaire, permet de situer le texte dans l’intertextualité. Ce qui témoigne que l’inspiration ne suffit donc pas mais il faut de la recherche, un travail acharné pour aboutir à un texte poétique. Son texte est celui de la jouissance au sens barthésien du terme, une preuve de tout son talent d’orfèvre et prouver sa prouesse poétique. Effectivement comme au départ, il s’inscrit dans la logique de redorer le blason de la poésie. A la fin, deux poèmes Statu Quo Ante et Souffle d’éternité, témoignent le motif de son invitation et de son interpellation en tant que maître dans la matière. Voici un des textes qui empêche la poésie de s’égarer. Un texte qui explicite parfaitement le manifeste de la poésie symboliste sous la plume de George Albert Aurier, dans Mercure de France, 1891: « L’œuvre d’art devra être premièrement idéiste, puisque son idéal unique sera l’expression de l’idée, deuxièmement symboliste puisqu’elle exprimera cette idée en forme, troisièmement synthétique puisqu’elle écrira ses formes, ses signes selon un mode de compréhension générale, quatrièmement subjective puisque l’objet n’y sera jamais considéré en tant qu’objet mais en tant que signe perçu par le sujet, cinquièmement l’œuvre d’art devra être décorative. »
Papis Ann, écrivain poète.
Saint louis, septembre 2025

