
Née d’une double culture franco-marocaine, Anaël Alaoui-Fdili porte en elle les tensions et les richesses de l’entre-deux. Longtemps traversée par une foi islamique qu’elle dit aujourd’hui avoir perdue, elle ne s’est pas détournée pour autant du sacré. Elle le cherche ailleurs : dans les génies de l’eau comme Maam Kumba Bang, tutélaire de Saint-Louis, dans les traces des ancêtres, dans les symboles reptiliens comme le gecko, dans les possibilités offertes par le numérique pour recomposer du lien et du sens. L’exposition Ëllëg, conçue en complicité avec le photographe saint-louisien Noreyni Seck, donne à voir un monde à la fois ancien et à venir. Elle puise dans l’africanité une puissance poétique et spirituelle, qu’elle réinjecte dans des installations futuristes où cohabitent lumière, son, image et texte. Ce n’est pas un futur technocratique qui est ici proposé, mais un futur réenchanté par les mémoires, nourri des silences que l’histoire coloniale a voulu étouffer, et des présences invisibles qui veillent encore sur les vivants.
Le titre de votre exposition, Ëllëg, signifie « avenir » en wolof. Quelle vision personnelle ou collective du futur portez-vous à travers cette oeuvre immersive ?
Je pense que Ëllëg ouvre la porte vers un avenir où nous existons pleinement et puissamment. Impossible pour moi d’oublier ce qu’ont subi et continuent de subir nos pairs dans le monde. Mon avenir idéal est celui d’une Afrique unie et souveraine, de Tanger à Cape Town.
Je crois profondément à la force du collectif, que ce soit à petite ou à grande échelle. C’est pour cela que cette question m’importe tant. Je suis persuadée qu’ensemble, nous pouvons faire triompher la paix. L’amour vaincra.
Vous mobilisez dans Ëllëg des figures spirituelles comme Maam Kumba Bang, des éléments de la nature comme le gecko, et des technologies visuelles futuristes. Quel dialogue cherchez-vous à instaurer entre l’héritage africain, la spiritualité et le numérique ?
En m’appropriant des symboles comme le gecko, les cauries, mais aussi la 3D et les médiums numériques, j’essaie de faire exister cette idée : en Afrique, nous saurons user de la technologie comme nulle part ailleurs.
Je refuse d’opposer nos traditions et connaissances ancestrales au progrès. Pour moi, le vrai progrès, c’est savoir créer en respectant nos héritages. J’aime imaginer le futur parce que cela me permet de me demander : qu’est-ce qui mérite d’être conservé ? Ëllëg est mon futur idéal, alors j’y ai gardé des symboles, des traditions, ou en ai inventé de nouveaux.
Dans cet avenir, passé et futur ne sont plus opposés mais forment un tout. La modernité n’est plus l’ennemie de la tradition. Enfant des années 2000, fascinée par chaque avancée technologique, je tiens pourtant à ne pas encourager une production vaine, mais à imaginer une technologie au service de nos terres et de nos communautés.
Je suis admirative de personnes comme Vital Nzaka, chimiste congolais qui génère de l’électricité à partir de plantes, ou Nzambi Matee, ingénieure qui transforme les plastiques en briques ultra-résistantes. Elles m’aident à imaginer un continent africain prédominant et adaptable dans le domaine technologique.
Aujourd’hui, l’Afrique est présente à chaque étape de la chaîne de production numérique, mais ses citoyens n’en tirent aucun bénéfice; au contraire. C’est pourquoi je veux revaloriser la low-tech et l’artisanat, un mélange puissant. Au Maroc, par exemple, nous sommes fiers de nos capacités en informatique et en mathématiques. Moi-même, j’ai commencé à « bidouiller » en voyant mes aînés le faire.
Mon futur idéal, ce sont des palmiers qui génèrent de l’électricité, des vêtements tissés à la main, des djellabas connectées. Comme dans Ëllëg, où des masques du quotidien retrouvent leur valeur, et où technologie et magie agissent en osmose. Invoquer Maam Kumba Bang dans le futur illustre parfaitement ce que je souhaite : un monde où spiritualité et technologie avancent ensemble.
Vous évoquez dans votre parcours une perte de foi islamique. Comment cette expérience intime a-t-elle influencé votre rapport à la spiritualité et à la création artistique ?
Au-delà de mon rapport à l’islam, perdre la foi est pour tout croyant une épreuve bouleversante. Pour moi, c’est arrivé brutalement, d’un instant à l’autre je ne croyais plus, malgré moi.
Cela a eu un énorme impact. Il est devenu très difficile d’être optimiste, comme si mon monde s’écroulait et que je cherchais en moi quelque chose qui n’était plus là. Parler d’avenir dans ces conditions est compliqué, on craint toujours de paraître lugubre.
Mais c’est paradoxal : quelques jours après mon arrivée, pendant le Ramadan, alors que je peinais encore à retrouver mon optimisme, ce « désespoir » a provoqué un rêve. Ce rêve m’a permis de rencontrer de belles personnes et de créer un projet qui me tient à cœur.
J’ai compris que la souffrance psychologique n’est pas une fin en soi, et qu’il ne faut pas culpabiliser quand on perd la foi : elle revient souvent plus forte. Ce ne sont que des épreuves, et même quand on ne croit plus au Mektoub, il continue d’agir. Ce qui compte, c’est d’être bien entouré et de s’écouter.
L’exposition semble nous inviter à repenser nos liens — à nous-mêmes, aux autres, à nos ancêtres. Quel rôle donnez-vous à l’art dans les processus de mémoire et de transmission ?
Tout dépend d’où l’on situe l’art. Pour ma part, je le crois omniprésent, donc j’estime qu’il joue un rôle essentiel dans la transmission des idées, de la mémoire, de l’imaginaire.
Je crois beaucoup au « soft power » : séries, livres, musiques peuvent influencer toute une génération. Enfant, les mangas m’ont inculqué des principes qui façonnent encore ma vision du monde. Je pense donc que chaque œuvre ajoute sa pierre à l’édifice du monde qu’elle rêve.
Je ne prétends pas vouloir influencer ou apprendre quoi que ce soit, je ne me sens pas légitime pour cela. Mais j’ai à cœur de créer une imagerie douce et paisible, pour qu’elle puisse au moins exister dans nos esprits. Et si en plus elle apporte du positif, alors j’en serai la plus heureuse.

Comment s’est déroulée votre collaboration avec Noreyni Seck, photographe de Saint-Louis ? En quoi son regard a-t-il enrichi votre exploration visuelle et poétique de Ëllëg ?
Noreyni Seck est un grand artiste. Même si nous sommes encore jeunes tous les deux, je sais déjà qu’il a devant lui une carrière immense. Il m’a d’abord beaucoup apporté humainement. Il est de ceux qui ont une bonne influence sur les gens qui l’entourent. Il est patient, rigoureux, ouvert, il a été un binôme précieux, et j’ai hâte de retravailler avec lui. Noreyni a pris les photos et cadré le court métrage. Il nous a offert des images magnifiques et une superbe ambiance de travail. Il connaît son matériel sur le bout des doigts. Il a beaucoup d’énergie même quand il avait des projets à côté et surtout, le thème lui parlait aussi. Il a apporté son regard, son savoir faire, sa bienveillance. En fait il a su apporter tellement de choses que c’est difficile à décrire j’avoue, comme toute l’équipe : Yacine Camara, Cédric Bogino, Plume Perdue, Fadel Seck, Efia Djami… Ce sont des collègues et des amis incroyables. Le projet s’est monté en seulement deux mois, écriture et réalisation du court métrage compris, parce que chacun a donné le maximum et apporté sa touche unique. J’ai la sensation que nous étions tous au bon endroit, au bon moment.
Je tiens aussi à remercier mon binôme trop peu cité Yacine, qui à porté ce projet à bras le corps, et qui à eu cette super idée de nous faire faire des photo à Noreyni et moi. Elle m’a accompagnée de A à Z dans un projet qui paraissait trop gros et elle m’a aidé à le faire exister.