PAR MAGALI DUSSILLOS

Suspendus au bord du gouffre. Ananda Devi nous pose là, dès les premières pages du Rire des déesses, juste sur le seuil de ce moment qui va peut-être faire basculer la beauté dans la fange, l’anéantir.

L’homme écarte le rideau et contemple le petit corps endormi, nu dans la chaleur épaissie par les fumées de l’encens, nu dans la nuit crépitant de braises, nu dans ce temple où les dieux ne dorment jamais mais ne se préoccupent guère des agissements des hommes.

L’enfant n’est séparée de la salle principale que par ce rideau. Elle repose sur un matelas à même le sol. Des gouttes de sueur dégoulinent le long de ses flancs pour imprégner l’étoffe du matelas. Sa respiration est lente et profonde. A côté, un verre de lait dégage l’odeur moitié fade, moitié épicée, du chanvre indien qui y est mélangé. Sur le visage tourné vers la porte, une larme s’est accrochée, à l’aile de la narine. Elle lui semble émouvante.

Paru le 01 septembre 2021 chez Grasset, ce puissant roman d’Ananda Devi nous raconte l’histoire d’une enfant, Chinti, que l’on rencontre dans cette posture de victime sacrificielle. L’intrigue se développe ensuite à partir d’un retour en arrière qui permet de retracer les événements ayant mené la fillette dans ce temple de Bénarès, attirée là par le désir obsessionnel d’un religieux.

Ils sont arrivés au crépuscule, à l’instant précis où s’unissaient les ors du soleil et des bûchers.

Rien ne révèle la beauté  aussi parfaitement que l’annonce d’une fin imminente. Bénarès est la ville de la fin, de toutes les fins. Ici, on abandonne aussi bien les espoirs que les terreurs. C’est pour cela que, malgré le bruit et les cris et les larmes, son visage d’argile demeure si paisible.

Chinti est la progéniture d’une des prostituées de la Ruelle, cette rue sordide d’une ville pauvre du Nord de l’Inde. Celle à qui personne n’a d’abord donné de nom, grandit dans l’ombre d’une mère qui tâche de nier son existence. Le malheur attend les êtres de basse extraction sur cette terre, et surtout les femmes, d’où qu’elles viennent peut-être. Ici on ne donne pas l’amour aux enfants. Ce serait les trahir, leur faire croire qu’un espoir est possible. Alors, on ne les regarde pas.

Et pourtant Chinti est vue. Par certaines femmes de la Ruelle d’abord. Et par le lecteur, la lectrice, qui, en faisant le choix de tourner les premières pages, ont été amenés à prendre ce risque de s’attacher à l’enfant, quitte à souffrir. C’est ainsi qu’en tisseuse experte Ananda Devi noue des liens entre le lecteur et les personnages de son roman : Ce choix de l’amour au bord du gouffre, c’est celui que refuse d’abord Veena, la mère de Chinti. Dans la Ruelle, la chose la plus violente ne réside peut-être pas dans l’humiliation, les coups ou la boue. Non, le plus douloureux, c’est de résister à la tentation de vie car dans cet espace, pour ces êtres de la marge, la beauté, l’amour sont interdits. Elles sont quelques-unes pourtant qui se laissent gagner par la lumière de Chinti.

Chinti finit par les connaître mieux qu’elle-même et certainement mieux que sa mère. Elles les comprend sans qu’elles aient besoin de prononcer un mot. Elles aussi sont conscientes d’elle. Elles connaissent l’origine des crissements et des frottements dans les cloisons. Elles se sentent presque consolées par ce regard curieux qui les observe sans rien demander en retour. Elles savent comme elle retient son souffle lorsqu’elles se maquillent, lorsqu’elles tracent le trait précis du Khôl au-dessus de la paupière et posent le bindi juste au centre du front puis ourlent leur bouche du pourpre de raisins mûrs. Comme elle cache un rire lorsqu’elles se regardent nues dans leur miroir brisé, prenant des poses de star pour l’amuser. Un sourire alors naît dans leurs propres yeux, leurs yeux si fatigués, ce regard de crépuscule mourant éclairé par l’étoile Chinti. Quand elles ont enfin droit au sommeil, elles chantonnent, d’une voix abîmée par les mauvaises cigarettes et l’alcool, des berceuses presque oubliées pour endormir Chinti et la garder un peu plus longtemps auprès d’elles, dans un petit coin de tendresse.

N’est-ce pas le propre de la littérature que de s’immiscer au sein de ses propres marges ? La petite Chinti se glisse dans les murs, tout comme l’auteure semble se glisser entre les lignes, dans les parenthèses. « Elle se détourne, exaspérée par ce sentiment nouveau de culpabilité (et une sorte de vacillement, de flageolement, un vertige d’amour inconnu). Elle ne veut d’aucune source de faiblesse dans sa vie. » C’est là que se glisse la malice de l’écrivaine. D’abord assez neutres, explicatives et poétiques, les apartés se font plus piquantes, la parole s’y libère. Il y a quelque chose de prêt à déborder dans les mots, dans les phrases. Comme le regard de l’enfant qui se pose sur ces êtres au rebut, la parenthèse leur confère la dignité. Dans ces interstices, peu à peu se glisse un nouveau personnage, bien de chair et de papier. Ce sera Sadhana qui s’affirme alors. Un personnage féminin rare en littérature, prisonnière de son corps d’homme. Une hijra qui sait le prix de la beauté.

Je ne peux m’empêcher de la dévisager. Elle trépigne d’impatience, et ce mouvement est une sorte de danse. Une rare perfection destinée à ne durer qu’une saison, à peine le temps de s’épanouir. Bientôt tous fondront dessus. Je détourne le visage, étourdie de peine. J’ai envie de fuir. De ne pas la voir cette vie fragile qui coule dans ce corps qui va si vite disparaître parce que c’est ainsi, parce qu’elle appartient à la Ruelle, ce monstre qui dévore tout, et rien d’autre ne lui sera permis.

En effet, ceux qui veulent vous sortir de la fange pour vous porter à la lumière, prenez garde à ce qu’ils ne vous dévorent. Chinti ne s’en doute pas encore lorsqu’elle se laisse apprivoiser par un religieux. Celui qui besognait sa mère peu avant de la découvrir et qui ne prendra que peu de précautions pour cacher son désir pédophile. Les hommes peuvent se rouler dans la fange pour asseoir leur puissance sur tous les espaces. Il peuvent s’adonner aux pires bassesses et repartir vers les ors et les odeurs suaves de la sainteté. La femme outragée reste dans la boue et le déshonneur. L’homme peut choisir la fange. La femme y est figée.

Lorsque Shivnath visite le quartier des prostituées, il le fait ouvertement. C’est la meilleure tactique. C’est, annonce-t-il, pour les inviter à une autre voie, une voie de lumière. Pour les racheter, leur apporter la consolation de l’éternité. Qu’il disparaisse longuement derrière les portes en tôle ou les rideaux de plastique n’émeut guère ceux qui le reconnaissent : tout le monde sait que l’âme de ces femmes perdues ne se rachètera pas aussi facilement. C’est, pensent-ils, le sacrifice qu’un véritable homme de Dieu doit s’imposer pour mener à bien sa mission. Il suit, dit-il, l’exemple de Ghandi, qui dormait nu entre ses deux jeunes nièces pour prouver son abstinence (on ne sait ce qu’en pensait la femme du Mahatma, Kasturba.)

Même les dictateurs n’ont pas cette impunité morale, car leurs sujets se soumettent par peur. Aux hommes de Dieu, on se soumet par choix, avec la confiance hébétée des imbéciles, avec l’absence de libre arbitre d’esclaves consentants. Shivnath sait qu’il peut faire ce qu’il veut sans craindre la révolte.

Il y a quelque chose de la rage mêlé au rire de colère – de déesse ? –  face à cette outrageuse toute puissance de ce genre d’homme sur les femmes. Il y sourd une révolte incarnée par la mère de Chinti, dont le sourire effrayant affirme la force et la dignité. L’écriture d’Ananda Devi a quelque chose du sourire indéchiffrable de Veena. Une poésie mêlée de rage et de basculement imminent.  L’aliénation est dans les murs, dans ce rôle social qui colle à la peau des femmes. La libération est dans le déplacement, le choix. Et pour sauver leur lumière Chinti, les femmes de la Ruelle vont se mettre en rage, et en mouvement. Alors on dira que l’œuvre d’Ananda Devi est sombre. Noire. Soit. Mais alors ce sera dans la même mesure que cet artiste qui travaillerait le noir, le griffant, le creusant, pour susciter, libérer, enfin, la lumière.