
Figure emblématique de la littérature sénégalaise, Sidi Ahmed Alioune Cheik Ndao incarne la passion de l’écriture en langue maternelle et la valorisation des langues africaines. Ayant poursuivi ses études à Dakar, en France et en Grande-Bretagne, il a exercé en tant que professeur d’anglais à l’École Normale William Ponty et aux États-Unis à De Pauw University. Son premier recueil de poésies, “Kaïrée” (1964), récompensé par le prix des Poètes Sénégalais de langue française, ainsi que sa pièce “L’Exil d’Albouri”, qui a marqué les débuts du théâtre historique sénégalais en remportant le premier prix au Festival culturel panafricain d’Alger et en se produisant sur des scènes prestigieuses telles que l’Odéon de Paris, témoignent de son engagement pour une écriture authentique. Convaincu de la nécessité de transcrire les langues locales, Cheik Aliou Ndao s’est distingué en publiant des romans en wolof, notamment “Buur Tilleen” et “Mbaam Dictateur”. Dans cette interview, il nous livre sa vision de l’écriture, de l’enseignement et de l’affirmation de l’identité africaine, invitant ainsi les jeunes générations à puiser dans leur langue et leur histoire pour se réapproprier leur culture.
Propos recueillis par Babacar Korjo Ndiaye
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Vous êtes un ardent défenseur de la transcription des langues africaines. Pour quelles raisons estimez-vous qu’il est crucial de préserver et de valoriser nos langues locales dans le champ littéraire et éducatif ?
Il suffit de regarder autour de soi pour se rendre compte que, quel que soit le pays, on voit rarement des gens écrire dans une langue autre que leur langue maternelle. Ainsi, il est naturel d’écrire dans sa propre langue. Ce n’est qu’en Afrique, après la colonisation — surtout française — que l’on est parfois surpris de voir un Africain écrire dans sa langue. Certains pensent qu’il aurait mieux valu qu’il écrive en français, en anglais, en portugais ou en espagnol, etc. Cela prouve à quel point l’assimilation a pu se faire inconsciemment, menant parfois au mépris de soi. Penser qu’on doit écrire dans une langue étrangère, en oubliant que ceux qui nous l’ont imposée sont venus pour nous exploiter, nous coloniser, nous réduire en esclavage, relève d’un manque de dignité. Dès le départ, nous aurions dû écrire dans notre propre langue.
Deuxièmement, on écrit pour s’adresser à son propre peuple, en utilisant la langue qu’il comprend. Comment expliquer qu’on choisisse d’écrire dans une langue étrangère, incomprise par la majorité ? Adopter une telle approche relève d’une mentalité résolument colonialiste. Dès lors que Cheikh Anta Diop a appelé à « s’intéresser à nos langues », la plupart des étudiants et élèves de sa génération ont immédiatement saisi qu’il était temps de suivre la voie qu’il indiquait.
Par ailleurs, dans la quasi-totalité des pays, les individus écrivent naturellement dans leur langue maternelle. Il est déconcertant, voire désolant, de constater qu’au Sénégal et en Afrique, certains s’étonnent encore qu’il soit possible d’écrire dans les langues locales.
Vous avez choisi d’écrire en wolof avec des œuvres telles que “Buur Tilleen” et “Mbaam Dictateur”. Quels défis particuliers rencontrez-vous en écrivant dans votre langue maternelle, et quelles satisfactions en retirez-vous ?
La principale difficulté réside dans le fait que, lorsqu’on écrit dans sa langue maternelle, il est difficile de trouver suffisamment de lecteurs, car beaucoup n’ont pas été alphabétisés dans cette langue. Toutefois, avec les écoles actuelles, un avenir plus prometteur s’annonce.
La plus grande satisfaction a été d’assister, par exemple, à une conférence donnée en wolof par le professeur de philosophie Mamoussé Diagne sur le livre de Goorgi Ousmane Gueye. Ce livre, écrit par Goorgi Ousmane Gueye en collaboration avec Cheik Aliou Ndao, traitait de la vie avec une sagesse comparable à celle de Kocc Barma Fall. Lorsque j’ai réalisé l’ampleur de sa pensée, j’ai décidé de le rencontrer pour recueillir ses idées et en faire un livre. Lorsqu’on a invité Mamoussé Diagne à commenter cet ouvrage lors d’une conférence à Douta Seck, le public rassemblé était très diversifié — des personnes n’ayant jamais fréquenté l’école française, d’autres issues de l’école coranique, ainsi que des diplômés de l’université française. Ainsi, la langue wolof a su rassembler tout le monde, démontrant qu’il est naturel, dans tous les pays, d’écrire dans la langue nationale.
Quels genres littéraires avez-vous abordés en wolof ?
J’ai exploré tous les genres : pièces de théâtre, nouvelles, poésie et essais. Actuellement, j’aimerais beaucoup voir publiés les essais que j’ai écrits, lesquels m’ont permis de me pencher sur le vocabulaire wolof. J’espère qu’ils verront le jour de mon vivant, afin de pouvoir expliquer et défendre certains termes et expressions que je propose.
Votre pièce “L’Exil d’Albouri” a rencontré un immense succès, étant jouée en Afrique et en Europe, notamment à l’Odéon de Paris. Que représente pour vous le théâtre historique sénégalais et quel message espérez-vous transmettre par cette œuvre ?
Le théâtre historique marque une étape importante dans l’évolution de notre littérature, car il nous a permis de nous affirmer en tant que peuple. Notre identité repose sur notre histoire, et il fallait, en partie, corriger une histoire souvent déformée par le regard colonial. En écrivant des pièces inspirées de l’histoire, j’ai voulu rétablir la véritable image de nos héros nationaux.
La version française de “Buur Tilleen” est une adaptation de l’original en wolof. Comment abordez-vous la question de la traduction et de l’adaptation de vos œuvres pour toucher un public plus large, tout en restant fidèle à l’essence de la langue d’origine ?
C’est une expérience très enrichissante. Lorsque j’ai écrit “Buur Tilleen” en wolof, en 1962, c’était d’abord par nostalgie, puisque j’étais alors hors d’Afrique, mais aussi pour affirmer ma langue maternelle. Ce roman, bien que condensé, m’a préparé à écrire, par la suite, une œuvre beaucoup plus importante, comme “Mbaam Dictateur”.
Vous avez enseigné l’anglais à l’École Normale William Ponty et même aux États-Unis à De Pauw University. Comment ces expériences pédagogiques ont-elles enrichi votre perspective sur la transmission du savoir et la culture ?
L’enseignement, comme profession, nous permet d’avoir un public jeune, et d’aider ce public-là, non seulement à apprendre, mais aussi à leur offrir une vision différente de l’Afrique. L’expérience à l’École Normale William Ponty fut particulièrement marquante. À l’époque, nous étions encore minoritaires en tant que professeurs africains, mais, avec des collègues comme Madior Diouf, Camara ou Mbaye Gueye (pour l’espagnol), nous avons pu contribuer à l’éveil des consciences, surtout chez les jeunes.
Fort d’une carrière riche et diversifiée, quelle vision portez-vous pour l’avenir de la littérature africaine, notamment en ce qui concerne l’intégration des langues locales et des traditions orales dans les formes littéraires contemporaines ?
C’est une question abordée bien avant moi par David Diop, qui l’avait déjà affirmé en disant que ce que nous faisons actuellement en langue française n’est qu’une étape, mais que plus tard, la véritable littérature africaine sera écrite dans nos langues. Ayant l’expérience d’écrire dans deux langues, je constate que c’est par notre langue maternelle que nous parvenons à exprimer notre véritable identité. J’encourage donc les jeunes à expérimenter cette voie, car non seulement cela leur semblera plus naturel, mais ce sera aussi un moyen de se libérer.
Justement, quel message lancez-vous aux jeunes qui commencent à s’intéresser à l’écriture ?
Il ne s’agit pas de rejeter l’usage des langues étrangères. Si quelqu’un se sent plus à l’aise dans une langue étrangère, il est libre de s’exprimer ainsi. L’essentiel est d’être fidèle à soi-même, de ne pas trahir ses pensées, ses penchants et ses sentiments. Personnellement, je pense qu’il est préférable de se tourner vers une littérature écrite dans nos langues maternelles, car c’est ce qui se fait naturellement ailleurs. Cela n’empêche pas pour autant d’écrire aussi dans une autre langue. Par exemple, j’ai moi-même composé un poème en anglais dans mon recueil “Mogariennes”.
Votre premier recueil de poésies, “Kaïrée”, publié en 1964, a valu le prix des Poètes Sénégalais de langue française. Quels défis avez-vous rencontrés en écrivant dans une langue héritée du passé colonial, et comment avez-vous réussi à y insuffler votre identité africaine ?
Il est curieux de constater que, lorsqu’on écrit, on peut être inconsciemment influencé par l’environnement et la culture locale. Dans “Kaïrée”, certains poèmes — notamment au début de “Perle”— pourraient faire penser à un français « de France », à la manière de ceux écrits en Dordogne, en raison des descriptions du paysage qui m’inspiraient à l’époque. J’évoquais, par exemple, le verglas ou l’effet des glaçons sur les buissons, ce qui m’a inspiré l’image des « larmes de givre à l’oreille des buissons ». Pour un Africain, cela peut sembler étrange, mais c’est parce qu’en tant que poète, j’absorbe mon environnement tel une éponge et je le retranscris. Mon séjour en France et la contemplation de ses paysages ont ainsi façonné une partie de mon écriture.