
Il est utile de clarifier certaines notions anthropologiques concernant la structuration symbolique des identités dans la société Wolof, souvent présentée de manière simplifiée ou inexacte. Depuis des temps anciens, les Wolof ont développé un système d’association entre les patronymes et des animaux totémiques, qui participe à l’organisation des appartenances, à la transmission familiale et à la mémoire sociale.
Dans ce cadre, le patronyme Ndaw est lié à la chèvre sauvage, appelée en Wolof kunda (ou kund, selon les variantes régionales). Ce lien est attesté dans le Dictionnaire Wolof-Francais d’Aloïs Kobès, missionnaire catholique Français, premier évêque de la Sénégambie et linguiste de terrain, qui joua un rôle central dans la première formalisation lexicographique du Wolof. L’édition originale de ce dictionnaire a été publiée à Paris en 1851 par l’Imprimerie Impériale, bien que des rééditions, notamment celle de 1923, aient circulé par la suite. Kobès y définit « KUNDA » comme «chèvre sauvage», et mentionne l’expression « Ndaw Kunda », utilisée pour désigner un « noble du Waalo ». Cette formulation s’inscrit dans une logique plus large de codification symbolique entre nom de famille et animal repère.
Cette association n’est pas exceptionnelle. Elle s’insère dans un ensemble de relations similaires :
• La grue couronnée (jàmb) est associée aux Jóob (Diop), d’où l’expression Jàmba Jóob.
• Le koba est associé aux Mbodj.
• Le gaynde est lié aux Ndiaye.
• L’antilope-cheval est associée aux Thioub
• Le guépard (tene) est associé aux Faal.
Ce système ne concerne pas seulement certaines couches sociales : la plupart des patronymes dans la société Wolof sont associés à un totem, toutes régions et catégories confondues. Il repose sur des transmissions orales, des éloges (tagg), des interdits spécifiques (mbañ) et parfois des représentations artistiques.
Les variantes de prononciation du mot kunda sont également notables. Dans le Kajoor ou le Bawal, on trouve la forme KUND.
On observe aussi une homonymie entre KUNDA en Wolof et KUNDA en Mandingue, où ce dernier signifie « chez les » ou « demeure de ». Cette proximité lexicale ne doit pas être interprétée comme un indice de filiation linguistique. En linguistique historique et comparée, ce phénomène est courant et porte plusieurs noms : il peut s’agir de cognats (mots issus d’une racine commune mais dont le sens a divergé), ou d’homophones interlinguistiques (mots de forme identique ou similaire dans deux langues différentes, mais sans parenté génétique ni signification commune).
De tels cas sont bien connus :
En anglais, le mot DIE signifie «mourir», alors qu’en allemand, DIE est un article défini ; Le mot BETTER en Anglais signifie «mieux», tandis qu’en Turc, BETER signifie au contraire «pire» ; En Wolof, THIE est un préfixe possessif marquant la filiation (Thieyacine = «provenant de la lignée de… » ou «descendante de… ». Elle désigne une appartenance familiale ou généalogique, en insistant sur la transmission par le sang ou par la lignée directe), tandis qu’en Mandingue, Thie est un nom propre signifiant «homme» (Thiemokho = homme sage). Enfin, le mot Français PAIN et l’Anglais PAIN sont homographes, mais signifient respectivement «aliment» et «douleur».
Ces ressemblances sonores, parfois fortuites, parfois issues de lointaines parentés, ne justifient en rien une confusion d’origine ou d’appartenance entre les mots ou les réalités qu’ils désignent. Il est donc tout à fait normal que kunda désigne une CHÈVRE SAUVAGE en Wolof, et une FORMULE LOCATIVE en Mandingue, sans qu’il y ait là de contradiction ni de parenté.
Cette confusion lexicale, lorsqu’elle est appliquée au patronyme Ndaw et à son totem Kund/Kunda (chèvre sauvage), conduit parfois à des hypothèses erronées concernant une « origine » Mandingue du nom. Or, cette association est linguistiquement infondée, et historiquement inexacte.
Sur le plan politico-institutionnel, le patronyme Ndaw est historiquement lié à des fonctions politiques précises au sein de l’organisation sociopolitique Wolof, notamment les titres de Bërlëp (dans le Jolof) et Bëlëp (dans le Saalum). Ces titres bien attestés dans les sources orales et les structures coutumières sont totalement inexistants dans les sociétés Mandingues, que ce soit dans leurs structures politiques, leur terminologie, ou leur nomenclature sociale. Ni le titre, ni la fonction, ni même le patronyme Ndaw n’apparaissent dans les systèmes d’organisation politique du Mandé classique.
Plus encore, ces titres ne pourraient pas être linguistiquement intégrés dans un cadre Mandingue, si l’on en juge par les règles morpho-phonologiques propres aux langues Mandingues (comme le Bàmbara (Bamanankaŋ), le Soninké, etc). Le Wolof, langue atlantique, se distingue des langues Mandingues (branche Mandé du Niger-Congo) par plusieurs caractéristiques structurelles :
• L’utilisation de voyelles fermées centrales comme (ë) est fréquente en Wolof, notamment en position médiane dans des mots comme Bërlëp, Bëlëp, Jëmm, etc. Or, ces voyelles sont absentes du système vocalique Mandingue, qui repose sur sept voyelles orales plus ouvertes et nasalisées.
• De même, la consonne occlusive bilabiale sourde finale (p) est inexistante en position finale dans les langues mandingues. Les mots wolof se terminant en (p) (comme Bërlëp, dëpp, ndëpp) seraient incompatibles avec la phonotactique Mandingue. Les termes Bërlëp et Bëlëp présentent une structure phonologique marquée par la présence récurrente de la voyelle centrale non accentuée (ë),également appelée voyelle moyenne centrale fermée. Cette voyelle est typiquement absente des systèmes vocaliques des langues Mandingues, mais aussi des langues voisines telles que le Pulaar et le sérère. En Sénégambie, l’occurrence du (ë) parfois transcrit comme un (e) muet ou schwa Sénégalais est particulièrement caractéristique de deux langues : le Wolof et le Joola. Ainsi, l’empreinte phonétique du (ë) dans la formation des titres comme Bërlëp et Bëlëp constitue un marqueur linguistique distinctif du Wolof, difficilement transposable dans les cadres phonotactiques des autres langues sénégambiennes comme les langues Mandingues, Pulaar et Séréer, renforçant de ce fait l’inscription exclusivement Wolof de ces titres à la fois sur les plans phonologique, morphologique et sociolinguistique. Il convient de noter que le phonème central non accentué (ë) se retrouve dans le terme Pël, transcription Wolof du mot Peulh, utilisé pour désigner les Fulbéh. Or, cette désignation n’émane pas de la communauté Fulbéh elle-même, qui se nomme Fulbéh au pluriel et Pullo au singulier. C’est le Wolof qui, en intégrant le (ë) a forgé le terme Pël, repris ensuite par l’administration coloniale Française sous la forme Peulh, devenue dominante dans l’espace Francophone. Ainsi, même l’ethnonyme usuel de ce peuple porte l’empreinte phonologique du Wolof. Ndao est la transcription Française du patronyme Ndaw, tout comme Diao est la transcription Française de Jaw, tout comme Ouakam est la transcription Française de Wakam, tout comme Ouolof était la transcription Française de Wolof, de même que Ndiaye correspond à la transcription française de Njaay au Sénégal, ancien territoire colonisé par la France, tandis que Njie en constitue la transcription anglaise en Gambie, ancien territoire sous domination britannique. Le patronyme Ndaw lui-même ne correspond à aucun schéma patronymique Mandingue connu (comme Keïta, Camara, Konaté, Doumbia, etc.), et n’est repertorié ni dans les sources orales ni dans les sources écrites PROPRES AUX MANDINGUES comme faisant partie de leur système patronymique. Son articulation initiale nasalisée Nd-suivie d’un morphème monosyllabique fermé (-aw) est propre à la morphologie Wolof et ne correspond ni à la morphologie nominale ni à la syntaxe anthroponymique Mandingue.
En somme, non seulement les titres Bërlëp et Bëlëp sont historiquement attachés à la société Wolof, mais leur structure phonologique les rend incompatibles avec les langues mandingues, même dans l’hypothèse fictive d’un emprunt. Cela renforce l’idée que le nom Ndaw, ainsi que son totem Kund/Kunda s’inscrivent dans une matrice strictement Wolof, tant sur le plan institutionnel que linguistique.
Ces cas confirment que la formule Ndaw Kunda est pleinement intégrée dans une tradition Wolof, structurée, indépendante de la syntaxe Mandingue. Elle relève d’une logique propre, partagée par d’autres lignées dans le même système.
TUUR et MBAÑ : deux registres symboliques dans la mémoire familiale Wolof
La compréhension de la totemisation dans la culture Wolof suppose une distinction entre deux catégories : le tuur et le mbañ.
Le tuur
Le mot tuur signifie en wolof «verser». Cette signification première renvoie à des pratiques antérieures à l’islam, notamment aux rituels de libation en l’honneur des ancêtres, souvent pratiqués dans un espace réservé au sein de la maison familiale. Par extension, tuur désigne également le totem collectif d’un patronyme, soit l’animal emblématique partagé par toutes les familles qui portent ce nom.
Ainsi, le tuur des Ndaw est Kunda/kund, la chèvre sauvage.
MBAÑ
À côté du tuur, certaines familles ont un mbañ spécifique, c’est-à-dire un interdit ou tabou propre à leur lignée. Il peut s’agir d’un animal ou d’un aliment, souvent associé à un récit familial ancien. Contrairement au tuur, le mbañ ne concerne pas l’ensemble des porteurs du patronyme, mais uniquement une branche particulière.
Chez les Jóob, par exemple, dont le tuur est jàmb, certaines familles ont pour mbañ un petit animal proche du gecko, nommé unk, mbëtt, ou bar. Cet interdit n’est pas généralisé à tous les Njóobeen, mais reste circonscrit à certaines familles Njóobeen.
Le mot mbañ lui-même a un sens propre : en wolof, il signifie également «haine», «rejet», ou « ce dont on se détourne». Ce sens étymologique éclaire sa fonction rituelle. Il est également présent dans des noms propres tels que Mbañig, porté par des membres de l’aristocratie du Waalo.
Une mémoire ancienne et continue
Les notions de tuur et de mbañ sont ancrées dans des pratiques familiales encore vivantes, bien que souvent discrètes. Dans la maison traditionnelle Wolof, on trouve parfois un espace réservé à la mémoire des ancêtres, où l’on verse des offrandes, parle aux disparus, ou demande une protection. Ces pratiques sont proches de celles associées aux Xàmbb, sans être identiques. Elles témoignent d’une continuité entre les usages anciens et certaines formes de religiosité actuelle.
L’expression Ndaw Kunda n’est pas un simple calque linguistique d’origine étrangère, mais s’inscrit dans un système d’organisation culturelle propre aux Wolof. Elle reflète un lien totemique établi de longue date, transmis à travers les usages, les noms, les pratiques et les tabous. La différenciation entre tuur (totem collectif) et mbañ (interdit lignager) permet d’éclairer la diversité et la cohérence de ce système, qui continue d’être présent dans la mémoire des familles.
Guimar Diop