Elles s’appellent Chiamaka, Zikora, Omelogor et Kadiatou : l’autrice nigériane explore intimement leurs aspirations et leurs déconvenues dans une œuvre née dans le chagrin.


Chimamanda Ngozi Adichie est de retour sur la scène littéraire avec L’Inventaire des rêves (Gallimard), un roman qui « parle en réalité de (sa) mère (disparue) » à travers quatre autres femmes : Chiamaka (Chia), son amie Zikora, sa cousine Omelogor et son employée de maison, Kadiatou. Ce dernier personnage est inspiré de Nafissatou Diallo, la femme de chambre qui avait accusé en 2011 Dominique Strauss-Kahn, alors patron du Fonds monétaire international (FMI), d’agression sexuelle. Il avait été arrêté, mais les poursuites contre lui ont été ensuite abandonnées par la justice américaine. Si Chia est le fil conducteur d’un récit qui démarre aux États-Unis en pleine pandémie du Covid, c’est Kadiatiou qui en est le cœur battant. Dans sa postface, l’écrivaine nigériane confie ses « sentiments de sororité » pour cette femme éprouvée et meurtrie.

L’Inventaire des rêves passe en revue les aspirations de quatre femmes qui se sont démenées pour avoir le contrôle de leur destin et dont les chemins se croisent en Amérique. Mais c’est sans compter tous les impondérables, souvent liés aux hommes de leur vie. Chia, jeune femme igbo (l’un des grands groupes ethniques du Nigeria) vivant aux États-Unis, est un esprit libre et bienveillant qui aspire à devenir une écrivaine. Elle « possède des vertus désespérément féminines, avec son beau visage et son petit corps mince : sa vulnérabilité, sa disposition à la rêverie », dit d’elle sa cousine Omelogor. Chia s’est spécialisée dans les récits de voyage et constate combien il est difficile de parcourir le monde à sa guise avec un passeport nigérian. Confinée à cause du Covid, la jeune femme se remémore les hommes qui ont traversé son existence.

« Pleines de décence »
Quand Zikora, l’amie de Chia, apparaît dans le récit, cette dernière est sur le point d’accoucher et sa vie sentimentale est en lambeaux. Avocate dans un cabinet américain, la jeune femme se décrit comme « méticuleuse » au travail, mais avançant « à l’aveuglette avec les hommes en ayant envie de croire tout ce qu’ils lui racontaient ». Omelogor, elle, est une banquière qui doit sa fortune à toutes les affaires louches dans lesquelles elle a trempé au Nigeria. Pour ne pas y laisser son âme, l’indécrottable célibataire sans enfant a décidé d’aider des femmes à développer leur petite entreprise.

Pour Kadiatou, la femme d’affaires a le caractère intrépide de sa sœur aînée, Binta, morte sur une table d’opération. Comme elle, Omelogor « n’était pas entravée par la peur ». De sa Guinée natale aux États-Unis, la vie de Kadiatou n’a pas été un long fleuve tranquille, mais son exil américain rime avec apaisement. L’opportunité pour sa fille Binta (prénommée en mémoire de sa sœur) de « disposer de deux mondes », le pays de ses origines et celui qui venait de l’adopter. L’horizon des « deux personnes pleines de décence », comme le rappelle Chia, s’obscurcit après une funeste rencontre dans l’une des chambres de l’hôtel huppé où Kadiatou est employée comme femme de chambre.

Des tréfonds de leurs âmes
Chimamanda Ngozie Adichie signe un livre sur la condition féminine. La perspective est holistique mais singulière puisqu’elle dresse les portraits de trois Nigérianes aisées et éduquées ainsi que d’une Guinéenne aux origines modestes et peu instruite. Ces Africaines, noires, ont les mêmes objectifs que beaucoup de femmes : assurer leur indépendance financière, trouver un compagnon ou non, se marier ou non, faire un enfant ou non…

La langue d’Adichie s’attelle à décrire dans le détail les émois de ses protagonistes, cherchant à rendre fidèlement compte de leurs douleurs les plus intimes, à la fois psychiques et physiques. « Elle s’était préparée à avoir mal, mais ceci n’était pas une simple douleur. C’était une chose qui ressemblait à de la douleur tout en s’en différenciant, qui se propageait de son dos à ses cuisses, puis la déchirait en deux – brutale, accablante, dépourvue de tout repentir. On se serait cru dans l’Ancien Testament. Un fléau. Son corps abandonné, une tempête primitive qui se déchaînait à sa guise », écrit Adichie à propos des contractions de Zikora.

Vu de l’intérieur
La mécanique des corps féminins est minutieusement expliquée dans ce qu’elle a de plus intime. Le roman de plus de 600 pages prend souvent des allures de cours d’anatomie. Le propos se fait tout aussi pédagogique que les conseils prodigués en ligne aux hommes par Omelogor sur sa page « Men Only ». « Aimer les femmes ne veut pas dire qu’on les connaît », lance-t-elle d’ailleurs à Jide, son ami d’enfance. En guise de pause dans sa vie de banquière, la Nigériane décide d’étudier la pornographie aux États-Unis suite à un effroyable constat : les films pornos semblaient désormais faire l’éducation sexuelle des hommes.

À travers le quotidien grave et étonnamment vain de ses héroïnes, L’Inventaire des rêves offre une escapade dans le « Igboland » (pays igbo) au Nigeria, en Guinée, aux États-Unis et dans tous les lieux visités par Chia sur la planète. Dix ans après le succès mondial d’Americanah, le dernier roman d’Adichie est aussi une réflexion sur la société américaine, les Afro-Américains, les immigrés nigérians, les maux qui gangrènent le Nigeria et les grands débats qui traversent l’époque. Les mots de l’autrice nigériane, où remontent une multitude de termes igbos ou usuels au Nigeria, traduisent une ambiance linguistique qui fait presque regretter de ne pas lire la version originale du texte de Chimamanda Ngozie Adichie. L’Inventaire des rêves (Dream Count) a été traduit de l’anglais nigérian par Blandine Longre.



Extrait : « Avec Luuk, j’existais dans un univers où primait le sens du toucher, sa paume frôlant constamment mon dos, mon épaule, ma taille. Ce n’était pas de la possessivité, mais de la délicatesse, un acte d’émerveillement, comme pour dire : « Tu es vraiment là. » Il était si grand que je disais en plaisantant que je devais me mettre sur la pointe des pieds quand nous nous tenions par la main. Au lit, je simulais l’orgasme, mais volontiers. Je n’en avais pas, aussi prétendais-je en avoir, car j’étais certaine que cela se produirait un jour. Comment était-il possible de ne pas jouir avec cet homme charismatique, la tête nichée entre mes cuisses, les bras levés au-dessus de lui, tel un crucifié doté d’une patience infinie ? »

Falila Gbadamassi
France Télévisions – Rédaction Culture