L’œuvre de Magueye Touré, se distingue par une profonde réflexion sur les tragédies humaines et les dérives idéologiques qui façonnent le destin des peuples. Dans son recueil Terres rouges, l’auteur nous plonge dans l’univers dévastateur d’un génocide, où l’extermination d’un peuple, les Guris, se déroule avec une brutalité inouïe. À travers la figure de Mya, une survivante perdue dans l’exil et le deuil, Magueye met en lumière les mécanismes de haine, de déshumanisation et de destruction systématique d’une communauté. Par le biais de cette narration poignante, l’auteur explore des thématiques universelles liées à l’intolérance, à la violence interethnique et aux risques d’une mémoire effacée, tout en interrogeant le rôle des individus et des institutions dans la perpétuation de ces tragédies.

Présentation de l’œuvre et de l’auteur 

Maguèye Touré, écrivain sénégalais né à Saint-Louis, est un homme de lettres dont l’érudition s’enracine dans un parcours académique prestigieux. Docteur ès lettres de l’Université de Toulouse, il s’est illustré dans l’Administration sénégalaise, notamment dans les domaines de la francophonie et de la culture, tout en exerçant en parallèle une activité d’enseignant en littérature et en techniques d’expression. Fort de cette double casquette, il conjugue une réflexion profonde sur les dynamiques sociopolitiques et une sensibilité littéraire aiguisée.

Son œuvre Terres rouges, publiée en 2021 aux éditions Abis, constitue la première nouvelle d’un recueil éponyme, comprenant également Le conférencier, En haut de l’affiche et Déconfinement. Ce texte incisif et d’une acuité dramatique bouleversante s’inscrit dans la lignée des récits engagés qui interrogent les tragédies humaines, en particulier celles liées aux dérives idéologiques et aux violences interethniques. À travers Terres rouges, Magueye Touré met en exergue la brutalité du fanatisme, l’érosion du tissu social sous l’effet des doctrines discriminatoires et la déshumanisation systématique qui précède l’extermination d’un peuple.

Narration d’un destin brisé : l’histoire de Mya

L’histoire s’ouvre sur une scène d’exil et de désolation : Mya, rescapée de l’anéantissement de son peuple, les Guris, « erre » désormais sur une île inconnue, déracinée et étrangère à un environnement dont elle ne maîtrise ni les coutumes ni la langue. Son errance est le symbole du délitement identitaire et du vide laissé par la disparition des siens, exterminés par le peuple Kazar, qui détient le pouvoir et a orchestré leur annihilation méthodique.

Autrefois, la coexistence entre Guris et Kazars semblait harmonieuse. Mya, jeune Guri insouciante, partageait une amitié sincère avec Karia, une Kazar, bravant les barrières ethniques que les adultes ne semblaient pas encore ériger entre elles. Pourtant, un glissement insidieux s’opère : leur instituteur, figure d’autorité et de transmission du savoir, distille une idéologie suprémaciste, affirmant sans détour la supériorité des Kazars sur les Guris. Cette propagande, habilement distillée sous couvert d’enseignement, s’insinue dans les esprits, creusant peu à peu un fossé infranchissable entre les deux communautés. Karia, influencée, finit par se détourner de Mya, signe annonciateur d’une fracture irréversible.

Le basculement vers la tragédie s’accélère. Des agressions sporadiques à l’encontre des Guris se multiplient, traduisant la montée en puissance d’une haine institutionnalisée. Une réunion secrète, tenue par les figures influentes du régime kazar, scelle le sort du peuple guri : Musso, stratège impitoyable, élabore un plan d’extermination systématique. La persécution devient politique, méthodique, implacable. Les villages guri sont assiégés, incendiés, leurs habitants massacrés sans distinction d’âge ni de sexe. Cette entreprise d’anéantissement, menée avec une précision froide et calculée, trouve peu de résistances, tant la terreur s’est insinuée dans les cœurs.

Face à cette barbarie institutionnalisée, Maharé, un journaliste intègre, tente d’alerter l’opinion en dénonçant la machine meurtrière qui se met en place. Armé de sa plume, il cherche à recueillir des témoignages, à percer le silence imposé par le régime. Mais son combat est de courte durée : retrouvé sans vie dans un lieu isolé, sa mort est maquillée en suicide. Il devient ainsi le premier d’une longue liste d’intellectuels et de contestataires réduits au silence, illustrant l’éradication parallèle de toute dissidence.

L’horreur atteint son paroxysme : hommes, femmes et enfants guris sont exterminés avec une cruauté indicible. Les jeunes femmes, captives de mois de sévices innommables, sont finalement libérées par des organisations humanitaires, ombres d’elles-mêmes, privées de leur dignité et de leur passé. Mya fait partie de ces survivantes que l’on tente de soigner, de reconstruire, mais dont l’âme demeure brisée. Elle est contrainte à l’exil, car il ne subsiste plus aucun vestige de son peuple. La terre qui l’a vue naître est devenue un charnier silencieux, hanté par les fantômes des siens. Dépossédée de son histoire et de son identité, elle erre désormais dans un ailleurs inconnu, condamnée à porter la mémoire d’un peuple effacé.

Une allégorie des génocides : décryptage des thématiques

Cette nouvelle, d’une intensité dramatique foudroyante, aborde avec lucidité plusieurs thématiques majeures :

  • La mécanique de la haine et la fabrication de l’ennemi : Magueye Touré illustre avec acuité la manière dont l’idéologie raciste s’infiltre insidieusement dans les structures éducatives et institutionnelles, pavant la voie à la radicalisation et à la légitimation de la violence.
  • Le rôle des médias et des intellectuels dans les régimes oppressifs : À travers Maharé, le texte met en lumière la fonction essentielle des journalistes et penseurs dans la dénonciation des atrocités, ainsi que le prix exorbitant de la vérité dans un système totalitaire.
  • Le génocide et l’effacement de la mémoire collective : La destruction totale des Guris, leur déshumanisation avant leur extermination, rappelle les tragédies historiques telles que le génocide rwandais, les massacres des Rohingyas en Birmanie ou encore la Shoah. Magueye Touré interroge ici la facilité avec laquelle une société peut sombrer dans la barbarie et la complicité silencieuse qui rend ces massacres possibles.
  • L’exil et la survivance : À travers le destin de Mya, l’auteur met en évidence le drame des réfugiés, contraints à un déracinement forcé, hantés par l’impossibilité du retour et par l’oubli progressif de leurs origines.

Impact et portée de la nouvelle

Terres rouges est une nouvelle d’une force saisissante, dont l’impact émotionnel réside autant dans la brutalité des événements décrits que dans la sobriété du style de Magueye Touré. Loin de tout pathos excessif, son écriture concise et tranchante nous plonge au cœur d’une tragédie dont les résonances avec l’Histoire réelle sont glaçantes. Ce texte, nécessaire et percutant, met en garde contre les dérives idéologiques qui, lorsqu’elles ne sont pas combattues à temps, mènent inévitablement à la destruction. Il rappelle aussi la fragilité de la coexistence humaine et la responsabilité collective dans la préservation de la paix. En refermant cette nouvelle, le lecteur demeure imprégné d’un sentiment d’urgence : celui de la mémoire, du témoignage et de la vigilance face aux mécanismes insidieux de l’oppression.

Terres rouges est donc une réflexion incisive sur les abysses de l’inhumanité, exposant la tragédie d’un peuple réduit à l’anéantissement total sous les coups de l’idéologie haineuse. À travers la trajectoire dévastée de Mya et la systématisation de la violence à l’encontre des Guris, l’auteur parvient à offrir un éclairage vertigineux sur les processus d’effacement identitaire et de déshumanisation qui sous-tendent les génocides. Dans cette écriture d’une sobriété glaçante, où chaque mot semble scellé par la douleur, Magueye Touré interroge la complicité silencieuse des sociétés et des médias face aux dérives idéologiques et à l’extinction progressive de la mémoire. Il nous rappelle, avec une acuité brutale, l’urgence de la vigilance collective et de la transmission, afin que la tragédie de l’oubli ne vienne jamais redonner vie à ces spectres de l’oppression. Une œuvre profondément méditative, qui, au-delà de la dénonciation, interroge notre capacité à préserver, dans un monde fracturé, les principes fondamentaux de la dignité humaine et de la coexistence pacifique.

Babacar Korjo NDIAYE