Dans “Dige Géej”, Cheik Aliou Ndao dresse le portrait saisissant d’un exode contemporain, où la quête d’un avenir meilleur se heurte à l’implacable rigueur des éléments. Publiée en 2019 aux éditions OSAD, cette pièce de théâtre en wolof narre le destin tragique d’Usmaan, un homme ordinaire dont le quotidien est marqué par l’angoisse, le chômage et l’absence de perspectives. Confronté à un désespoir ambiant, Usmaan, accompagné d’un groupe hétéroclite d’amis – hommes et femmes unis dans la même lutte – choisit l’émigration comme ultime recours pour espérer un renouveau.

Le récit se déploie dans une atmosphère lourde de fatalité dès lors que les protagonistes, animés par une foi vacillante en la possibilité d’un futur différent, montent à bord d’une pirogue. Ce modeste embarcation, à la fois symbole d’espoir et instrument de perdition, les conduit vers une mer qui se révèle être un personnage à part entière. La mer, métaphore vivante des forces incontrôlables de la nature et du destin, apparaît comme une entité farouche et indifférente, refusant obstinément tout compromis avec les ambitions humaines. Ce choix symbolique, loin d’être anodin, amplifie la tension dramatique et invite le spectateur à méditer sur l’inéluctable confrontation entre l’homme et l’immensité implacable du monde.

À travers cette œuvre, Ndao explore avec une acuité remarquable la psychologie de l’exil clandestin. Le désarroi et l’incertitude se transforment en une spirale de violences insoupçonnées : perdre son sang-froid, sombrer dans une angoisse paralysante, et même céder à la bagarre pour un rien deviennent autant de périls inhérents à ce périple périlleux. L’odeur de la mort, omniprésente, s’insinue dans chaque réplique, rappelant que derrière l’espoir se cache une réalité brutale et souvent inéluctable.

Loin de se limiter à une simple tragédie individuelle, “Dige Géej” se veut également une œuvre engagée et préventive. Conscient des dérives que peut entraîner l’immigration clandestine, Cheikh Aliou Ndao en fait un vibrant plaidoyer contre ce fléau. En incitant les troupes théâtrales à s’approprier la pièce, il cherche à éveiller les consciences et à sensibiliser les populations, notamment les jeunes, aux dangers d’un rêve d’ailleurs qui se transforme en cauchemar. L’utilisation de la langue wolof, langue maternelle et vecteur de culture, renforce cette dimension sociale et politique, en ancrant le message dans une réalité vécue et comprise par ceux qui sont le plus directement concernés.

La richesse de “Dige Géej” réside autant dans sa force narrative que dans sa portée symbolique. Usmaan et ses compagnons ne sont pas de simples personnages de théâtre : ils incarnent les espoirs déçus et les désillusions d’une jeunesse en quête d’évasion face à un système économique et social défaillant. Leurs pas hésitants sur la pirogue, leurs regards emplis de rêves et de terreur, témoignent de la fragilité humaine face à des forces qui le dépassent. L’auteur y dépeint, avec une verve poignante, la transformation de l’espoir en désespoir, la métamorphose d’une envie de vivre en une lutte contre le destin.

En outre, la mer, en tant que protagoniste symbolique, se dresse comme l’incarnation d’un destin inéluctable et cruel. Elle ne se contente pas d’être un décor : elle interagit, juge et punit les voyageurs, soulignant ainsi l’ironie tragique d’un exode où la nature elle-même refuse d’accorder sa clémence. Dans ce jeu d’oppositions, l’immensité marine devient à la fois un refuge illusoire et un tombeau prévisible, rappelant sans cesse que l’homme, en quête de salut, court souvent à sa perte.

Au-delà de la dimension dramatique, “Dige Géej” interpelle sur des enjeux contemporains majeurs. La pièce se présente comme un outil de prévention, une invitation à repenser les politiques migratoires et à adresser les causes profondes de l’exil clandestin. En mettant en scène les conséquences dévastatrices d’un choix dicté par l’urgence et le désespoir, Cheikh Aliou Ndao nous pousse à questionner la responsabilité collective dans la gestion des crises économiques et sociales qui alimentent ces dérives.

Enfin, “Dige Géej” constitue un véritable appel à la sauvegarde des langues et des cultures locales. En écrivant en wolof, l’auteur affirme la richesse d’une identité souvent marginalisée par le discours dominant, et offre ainsi une plateforme pour exprimer des réalités qui échappent aux canons internationaux. Ce choix stylistique et linguistique, loin d’être anodin, renforce l’impact émotionnel et culturel de l’œuvre, en inscrivant son message dans le tissu même de la mémoire collective.

Cette pièce se présente comme une œuvre majeure du théâtre engagé contemporain, alliant puissance narrative et réflexion sociétale. Par la force de ses mots, Cheikh Aliou Ndao nous livre un avertissement poignant sur les périls de l’immigration clandestine par la mer, tout en appelant à une prise de conscience collective. La pièce, par son réalisme saisissant et sa profondeur symbolique, incite chacun à méditer sur la fragilité de l’être humain face aux tumultes du destin et sur l’urgence de repenser les voies de l’émancipation sociale.

Babacar Korjo Ndiaye