Philippe Ducros ©Guillaume Simoneau

Dans un monde où les frontières entre les cultures et les nations semblent fermées, les artistes jouent un rôle crucial dans la construction d’un dialogue mondial. Philippe Ducros, auteur, metteur en scène et directeur artistique des productions Hôtel Motel, incarne cette vision de l’artiste comme citoyen du monde. Originaire du Québec, Philippe Ducros s’est forgé une identité artistique au fil de ses voyages à travers le globe, explorant les liens entre son héritage québécois et les réalités diverses qui composent notre monde contemporain.

Avec une démarche artistique ancrée dans l’engagement et la réflexion, Philippe Ducros a publié en 2012 « La Porte du Non-Retour », une pièce de théâtre poignante qui interroge les enjeux politiques et humanitaires contemporains. Inspiré par ses voyages en République démocratique du Congo, Ducros nous invite à travers cette œuvre à un voyage intime au cœur des conflits et des luttes pour la dignité humaine.

« L’ombre portée », une exposition photo accompagnée d’audioguides, offre une expérience immersive qui permet aux spectateurs de se confronter à la réalité À travers son art, Philippe Ducros cherche à humaniser les réalités souvent abstraites des conflits et des déplacements forcés, offrant ainsi une voix aux voix oubliées et marginalisées.

Dans cette entrevue captivante, Philippe Ducros partage sa vision de l’art comme un pont entre les cultures et les peuples, un moyen de transcender les divisions et de révéler notre humanité commune. En explorant la littérature comme un outil de compréhension et de transformation sociale, Ducros nous rappelle le pouvoir de l’art de nous connecter les uns aux autres et de nous inspirer à agir pour un monde plus juste et plus inclusif.

Propos recueillis par Anna LY Ngaye

Bonjour Philippe, merci d’avoir accepté cette entrevue. Pour commencer, pourriez-vous vous présenter et nous en dire un peu plus sur votre parcours dans le domaine artistique ?

Je m’appelle Philippe Ducros, je suis auteur, metteur en scène et je suis directeur artistique des productions Hôtel Motel. Alors, contrairement à la plupart des gens dans mon coin de monde, je viens du Québec, je n’ai pas étudié dans les écoles de théâtre ou dans les classes de maître, j’ai plutôt voyagé, je me suis formé en tant qu’être humain, en tant que citoyen sur les routes un peu partout à travers le monde, en Bosnie, en Inde, en Chine, au Congo, un peu partout comme ça, en Afrique du Nord aussi. Et tranquillement, mon identité s’est retrouvée formée de ces multiples voyages, et au Québec, on se retrouve dans une situation où, étant un archipel de francophones dans un océan d’anglophones, la culture est très identitaire, les gens se demandent comment faire pour exister en tant que francophones.

Or, si je suis pour réfléchir à mon identité, cette identité-là, elle a été formée sur les routes, je fais partie des premières identités qui ont eu la chance d’être mondialisées. Et je crois que mon mode de vie, en tant que Québécois, en tant que Canadien, est directement relié à celui des autres partout à travers le monde. Alors, j’ai décidé de fonder une compagnie qui s’appelle les Productions Hôtel Motel, qui tourne autour de ce travail-là, d’essayer de faire comprendre un peu la réalité du reste du monde chez nous, au Québec, et faire un aller-retour, un dialogue entre le Québec et le reste du monde, pour définir la place du Québec dans le monde, mais aussi pour définir la responsabilité et l’héritage que le Québec a face au reste du monde, et le devoir de solidarité et de responsabilité qu’on a face au reste du monde.

Mon travail m’a amené beaucoup, sur les routes. J’ai écrit une pièce sur l’occupation de la Palestine. Je suis allé six fois au Moyen-Orient, dans les camps de réfugiés palestiniens au Liban, en Syrie, mais aussi en Palestine occupée. J’y étais en 2009, pendant les bombardements sur la bande de Gaza, l’opération Plomb durci. J’ai écrit une pièce qui s’appelle L’Affiche, qui tourne autour des affiches de martyrs dans les territoires occupés palestiniens. Je pensais que cette pièce-là resterait très intime.

Je pensais que les Occidentaux n’avaient pas envie d’entendre parler de ces thématiques-là. Mais, finalement, cette pièce-là a été un grand succès. On a beaucoup tourné en France, au Québec.

On a gagné des prix, des assez grands prix. Mais les gens me disaient toujours, bravo, mais comment ça se fait que tu t’intéresses à ce qui se passe en Palestine? Comment ça se fait que tu t’intéresses à ce qui se passe à l’autre bout du monde? Et moi, j’essaie de faire comprendre que ce n’est pas l’autre bout du monde et qu’on est tous un peu reliés. Alors, pour répondre à cette grande question-là de vastes communicants entre mon mode de vie et celui du reste du monde, j’ai écrit un projet qui s’appelle La Porte du Non-Retour, et qui parle du rôle de l’industrie minière canadienne dans le conflit en République démocratique du Congo, ce conflit-là qui est le plus meurtrier depuis la Deuxième Guerre mondiale, qui est responsable de 6 millions de morts en RDC, d’une épidémie de viols jusqu’à 1000 viols par jour liés directement au conflit.

Or, dans ce conflit-là, les différents groupes armés s’approprient le territoire très riche en matière première et vendent ce territoire-là à l’industrie minière internationale. Or, le Canada est un paradis légal pour l’industrie minière. Une grosse partie de l’industrie minière, on dit 70% de l’industrie minière mondiale, est maintenant basée d’une façon ou d’une autre au Canada, soit par la Bourse de Toronto ou soit par leurs sièges sociaux qui sont sur le territoire canadien, ce qui leur permet d’éviter toute réglementation légale liée à leurs actions à travers le monde, que ce soit des actions environnementales ou au niveau des droits humains.

Pour écrire cette pièce-là, La Porte du Non-Retour, je suis allé jusqu’à Kinshasa et je suis embarqué sur un voile humanitaire de l’ONU pour aller jusque dans la zone de conflit et ensuite essayer de rencontrer des gens. Je me suis retrouvé dans des camps de déplacés internes, dans des camps de réfugiés, à écouter les gens me parler de ce qu’ils avaient vécu par cette guerre qui nous relie directement, nous les Canadiens, à ce conflit-là en République démocratique du Congo, comme quoi les vases communicants et comme quoi notre mode de vie, nous, au Canada, est directement relié à ce conflit-là qui est le plus meurtrier depuis la Deuxième Guerre mondiale. 

Pourriez-vous nous donner plus de détails sur votre récente œuvre La Porte du Non-Retour ?

La Porte du Non-Retour, la pièce de théâtre dont je viens de parler, tire son nom de ces portes, de ces monuments qu’il y a sur la côte ouest de l’Afrique qui font référence à ces 50 millions, d’Africains, qui ont été pris, qui ont été arrachés à la terre d’Afrique pour la traite des esclaves, la traite des Noirs et qui ont été amenés en Amérique. Donc, c’est une porte du Non-Retour, il y en a sur l’île de Gorée au Sénégal, mais il y en a aussi au Bénin, il y en a ailleurs sur la Côte d’Or, d’où partaient ces navires négriers. La pièce, la Porte du Non-Retour, fait référence à ce premier pillage d’Afrique-là, qui est la traite triangulaire, la traite des Noirs, mais il fait aussi référence au colonialisme, au fait que Léopold II était propriétaire de toute la région du Congo qu’on appelait à l’époque le Congo belge, était le propriétaire privé de cette région-là, au post-colonialisme, lié aux multinationales minières puis il fait référence à l’exode urbain et aux camps de réfugiés, aux camps de déplacés internes. Toutes des portes de non-retour. 

Et ultimement, il y a cette porte que moi-même j’ai franchie en faisant ce genre de voyage-là. On ne revient pas inchangé de ces voyages-là. Tout à coup, on se retrouve à se sentir responsable, on se retrouve à avoir fait face dans les camps de déplacés internes et dans les camps de réfugiés à des réalités qui nous responsabilisent et qui nous font dire qu’on a un devoir de solidarité et de mémoire. 
Pour représenter cette pièce de théâtre-là, j’ai décidé de faire une exposition photo.

La pièce est articulée autour de 49 photos grand format des camps de déplacés internes, mais aussi des camps de réfugiés somaliens en Éthiopie et de photos en Afrique de l’Ouest, des photos que j’ai prises au fil de mes voyages. Et les spectateurs se retrouvaient un peu comme moi, donc seuls, avec des audioguides et partaient dans un parcours du Nord pour faire la porte du Nord retour. C’était pour moi une manière de mettre ces gens-là qui sont dans les camps de réfugiés, dans les camps de déplacés internes, de leur donner la dignité des grands musées d’art.

Donc, j’ai emprunté cette forme-là, des grands musées comme le Louvre, où il y a des audioguides et on regarde des tableaux. Mais cette fois-ci, on regarde ces réfugiés-là et ces déplacés internes avec des audioguides. 

Pendant la pandémie, on m’a demandé de faire le même principe, donc le même style de travail, mais cette fois-ci autour des murs frontaliers. Le mur de la Palestine, qui sépare la Palestine du reste du monde, mais aussi le mur qui sépare les États-Unis du reste de l’Amérique, le mur érigé par les États-Unis et le mur de Berlin et tous les autres murs à travers le monde, ce qui a créé une nouvelle œuvre, donc de la même forme. C’est L’ombre portée. Cette fois-ci, c’est sept photos qui forment un mur, donc on peut voir les photos des deux côtés du mur et chaque photo représente une scène. C’est un dialogue entre un photographe et une petite palestinienne, un photographe qui se questionne sur ce qui est arrivé de cette petite palestinienne-là qui a pris en photo à l’ombre du mur qui sépare la Palestine du reste du monde. Donc la première photo parle du mur de Berlin en disant « Les murs comme le mur de Berlin sont tombés, un jour le mur de Palestine tombera.»

La deuxième photo parle du mur de Palestine et explique un peu c’est quoi la réalité du mur de Palestine, comme quoi elle bouffe le territoire, elle encercle la ville de Qalqilya, elle coupe la cour d’une école en deux, etc. La troisième photo parle des frontières en général, de toutes les frontières qui ont été tracées à la règle, comme en Afrique subsaharienne, mais aussi un peu partout à travers le monde, entre autres entre la Syrie et les pays limitrophes, ça a été tracé à la règle par les Européens lors de la colonisation. La quatrième photo est un témoignage, c’est vraiment cette question-là, qu’est-ce qui est arrivé à cette petite fille-là, et elle lui répond qu’elle est encore en vie, que les Palestiniens sont encore en vie, qu’ils sont en train de toujours continuer à essayer de défendre leur dignité et à vouloir s’émanciper de cette prison à ciel ouvert qu’est la bande de Gaza et la Cisjordanie.

Et ensuite, cette palestinienne-là devient l’ensemble des femmes sur les routes à travers le monde, les migrantes qui sont partout à travers le monde, en faisant référence entre autres aux murs qui séparent. Elle commence par être toutes les Américaines qui sont coincées par le mur, qui ne peuvent pas rentrer aux Etats-Unis : les Équatoriennes, les Boliviennes, les Nicaraguayennes, les Mexicaines qui sont sur les routes. Elle devient cette multitude de femmes-là. Ce qu’il faut dire, c’est que lors de la chute du mur de Berlin, il y avait 15 millions de migrants sur les routes.

Or, aujourd’hui, on est rendu à 120 millions de migrants sur les routes. C’est un record depuis la Deuxième Guerre mondiale. Il y a un raz-de-marée d’exodes et de migrants sur les routes qui cherchent un peu de dignité, et je crois qu’il faut rendre hommage à ces gens-là. Il faut réfléchir à ce qui fait que ces gens-là sont sur les routes, et qu’est-ce qu’ils portent dans leurs bagages. 

Il y a un leitmotiv dans la pièce : qu’est-ce que cette petite porte dans son sac à dos? Dans les livres d’histoire, est-ce qu’il y a l’histoire de ceux qui n’ont pas gagné la guerre du colonialisme ? Toutes ces questions-là sont posées, et donc cette jeune fille-là devient, premièrement, toutes les femmes d’Amérique latine et d’Amérique centrale qui essaient de franchir le mur vers les États-Unis pour un peu de dignité, parce qu’elles croient que la réalité, que la vie est meilleure du côté américain. Et après ça, elles deviennent toutes des migrantes partout à travers le monde qui sont séparées par les murs. On dit qu’en ce moment, il y a 40 000 kilomètres de murs érigés partout à travers la planète. Et 40 000 kilomètres, c’est la circonférence de la Terre. On est en train de diviser la Terre en morceaux. D’un côté, il y a ceux qui ont accès à la dignité et à l’espoir, et de l’autre, ceux qui frappent à nos portes, ceux qui sont enfermés dans une réalité, dans un gouffre, dans un écart économique de plus en plus grandissant entre les riches et les pauvres, entre les pays riches et les pays pauvres. L’ombre portée, qui est une pièce qui s’adresse aux enfants de 10 à 11 ans et plus, jusqu’aux adultes naturellement, prend la forme de ce mur, de cette installation-là théâtrale avec audioguides.

Quelle est votre vision de la littérature et en quoi pensez-vous qu’elle peut influencer la société et les individus ?

Cette question-là est très complexe. Il y a plein de manières de répondre à cette question-là. J’ai envie de dire que la littérature, c’est un lien, c’est ce qui permet vraiment de franchir les murs, c’est ce qui permet de nous rencontrer, de descendre, de réfléchir intimement à notre humanité, à notre place dans le monde et à notre place dans la vie. La littérature et l’art en général. Je viens du monde du théâtre, je fais de la photographie, j’ai écris un roman, des carnets de voyage, des pièces de théâtre, des essais, des articles dans les journaux. À chaque fois, j’essaie d’utiliser l’art pour parler des thématiques que je vais aborder, qui sont, comme vous pouvez le comprendre, assez politiques.

J’essaie d’utiliser l’art parce que je crois que l’art a un pouvoir magique. L’art permet, à travers la métaphore et à la poésie, de faire très rapidement apparaître l’invisible, faire sentir des choses que le journalisme ne peut pas faire, dévoiler des choses qui autrement seraient invisibles. L’art permet aussi de montrer ces choses-là, de mettre des visages sur les statistiques, sur les nouvelles télévisées.

On dit qu’en ce moment, il y a 30 000 morts dans la bande de Gaza, avec l’art, on peut se permettre tout à coup de faire vivre ces gens-là qui sont décédés, et de montrer qui ils sont, tout à coup, pour humaniser ce conflit-là. L’art, c’est la réponse au mur. Quand j’étais en Palestine, on me disait que depuis les checkpoints et depuis le mur, les Israéliens et les Palestiniens ne se rencontraient plus, alors ils se permettaient de se démoniser les uns des autres. Quand on ne voit pas son ennemi, quand on ne voit pas l’autre, on peut le fabuler, et tout à coup en faire de lui un être inhumain. Et moi, je crois que l’art peut permettre de retrouver cette humanité-là et de redonner vie à cette humanité-là. Après, l’art aussi, la littérature, permet par son souffle, par la grandeur et par l’aspect poétique de son œuvre, de complexifier le monde, et tout à coup de sortir d’une polarisation trop manichéenne entre le bien et le mal, entre noirs et blancs, entre les humains. Essayer de faire comprendre intimement, doucement, tranquillement, ce que les gens vivent, pour qu’on puisse réfléchir tous ensemble à qui on est, à ce qui nous réunit et à ce qui fait de nous des êtres humains.