
Avec Sud Sauvage, Gaëlle Bélem quitte le réalisme social de ses romans pour explorer les brumes du fantastique. Dans cet entretien, l’autrice réunionnaise raconte les origines intimes et littéraires de ce virage stylistique, entre souvenirs d’enfance, héritages insulaires et hantises contemporaines. Entre les lignes de ce recueil, elle poursuit son exploration d’une île fascinante et complexe, tout en affirmant la place singulière de la littérature créole et afro-descendante sur la scène mondiale.
Propos recueillis par Babacar Korjo Ndiaye
Qu’est-ce qui vous a motivée à relever ce défi et à explorer cette nouvelle forme d’écriture ?
Tout est évolution, changement : la nature, les continents, les saisons. C’est normal que partie intégrante d’un écosystème en perpétuel mouvement, je sois moi-même un être qui évolue. Je ne conçois pas l’écriture comme la matérialisation d’un genre unique, supérieur, le roman, mais le terrain de tous les possibles, de toutes les expérimentations. J’ai tourné la page de deux romans et ai eu envie d’explorer un nouveau genre : la nouvelle fantastique. Edgar Allan Poe, Cortázar, H.P. Lovecraft, Théophile Gautier et Maupassant sont des auteurs que j’affectionne et lis depuis des décennies. J’ai toujours su que j’écrirai un jour un recueil plein de mystères, de peurs et de phénomènes surnaturels. L’élément déclencheur fut un voyage en Afrique du Sud. J’ai passé trois nuits dans une suite sublime à Marshall Town, un des quartiers les plus dangereux et mal famés de Johannesburg, dans le vieux CBD. En face de mon hôtel, il y avait un gratte-ciel désert et désaffecté que je contemplais chaque soir depuis ma grande baie vitrée. La troisième et dernière nuit, lovée dans mon canapé, j’ai senti une présence. J’ai tourné la tête et j’ai vu dans la pénombre de la grande pièce d’en face, dans le silence de ce bâtiment vide et éteint depuis mon arrivée, j’ai vu un homme qui me fixait, vêtu de noir. Nous étions tous les deux au même étage (15e ou 18 e étage, cet élément m’échappe), entre nos deux immeubles, une rue noire, dangereuse. Son souffle faisait une buée épaisse sur la vitre. Lorsqu’il s’est rendu compte que je l’ai vu, il a reculé lentement et éteint la lumière. Cette nuit-là, j’ai ressenti la peur. Une peur qui s’est ancrée en moi et dont je peine à me défaire. Ce sentiment affreux, j’ai tenté de l’exorciser avec un recueil et sa première histoire, Chien-loup. Je redoute la routine, la vie éteinte et sans réinvention de soi, sans prise de risque. Après deux romans seulement, j’ai eu envie de voguer sur d’autres eaux, d’autres sentiments et Sud Sauvage m’a permis de le faire.
Votre œuvre est une véritable ode à La Réunion et à ses mystères.
Comment parvenez-vous à mêler l’histoire, la culture et l’imaginaire de votre île pour créer un voyage spatio-temporel unique ?
Le défi est là. J’ai passé près de 27 ans à l’île de La Réunion. Je viens d’une famille où on racontait des histoires aux enfants le soir, pendant les vacances, les nuits de cyclone. Les Grecs avaient leurs centaures, La Réunion craint l’homme-coq, créature hybride ayant une tête de coq posée sur son corps d’homme. La sorcière s’appelle chez nous Gran Mère Kal. Elle n’a pas de chaudron mais vit certainement dans le cratère d’un volcan. Les croisées de chemin sont des hauts-lieux de sorcellerie, d’offrandes cultuelles sur lesquelles les voitures évitent soigneusement de passer. À La Réunion, je me sens constamment à la croisée de deux mondes, de deux dimensions : l’une terrestre et tangible, l’autre visible qu’avec une sorte de troisième œil, c’est le monde des esprits bons ou mauvais, de l’occultisme, du magnétisme, etc. Ce recueil est la somme de ces impressions, de mes intuitions, de mes expériences personnelles et des récits familiaux sur lesquels il a suffi de greffer un peu d’imagination.
Dans Un monstre est là, derrière la porte, vous évoquiez la complexité de la société réunionnaise des années 1980. Quelles continuités ou ruptures peut-on retrouver dans Sud Sauvage concernant la représentation de votre île ?
Dans le petit monstre, il est question d’histoires effrayantes que les parents racontent à leur unique enfant pour guillotiner sa curiosité et lui faire perdre toute envie de parler. Sud Sauvage raconte en détail ces fameuses histoires ! Sud Sauvage est aussi un nom qui émane de mon second roman, Le fruit le plus rare. Il s’agit du nom du parfum qu’à la fin du XIXe siècle un parfumeur met au point Rue de Rivoli et qui a pour composant phare, la vanille. En somme, il y a un lien étroit entre mes livres. Chacun reprend un sujet phare abordé dans le précédent. Des thématiques similaires reviennent dans le Monstre et Sud Sauvage : l’insupportable réalité des carences affectives, éducatives et des violences intrafamiliales est décrite dans «Le jour où Mauricia est morte». L’esclavage revient dans «Où sont-ils». Nul doute que parmi ces populations réduits en esclavage et décrites dans «Où sont-ils» figurent les ancêtres des Dessaintes, famille phare de mon premier roman. La solitude de l’autrice dont parle «Chien-loup» est la même que celle de la petite Dessaintes au point qu’on puisse imaginer qu’il s’agit d’une seule et même personne présentée à des âges différents. Si le cadre géographique, insulaire est un invariant dans mes trois livres, il en est de même du style un peu suranné, avec des descriptions assez longues, il y a néanmoins de la singularité dans chaque histoire. On va quand même du roman satirique et faussement autobiographique à la biographie romancée puis au recueil fantastique.
Le recueil Sud Sauvage se veut également être un pari pour faire rayonner la littérature réunionnaise sur la scène internationale. Quel message espérez-vous transmettre aux lecteurs, notamment au-delà des frontières de La Réunion ?
À une époque, je voyageais beaucoup. J’ai découvert et traversé la Chine avec Lao She, la Namibie avec Niels Labusan, la Sicile avec Tomasi di Lampedusa. Coetzee et Brinks furent mes meilleurs guides en Afrique du Sud. À l’heure où on regarde de plus près son bilan carbone, la littérature reste un extraordinaire et écologique moyen d’explorer un pays. L’hyperactivité du volcan de La Réunion (le Piton de La Fournaise), la luxuriance de ses forêts, les remparts vertigineux, les cirques qui côtoient les nuages ont donné une beauté sauvage à ce territoire et ont été propices à l’apparition de toutes sortes de légendes. Sud Sauvage veut montrer cela. Toutefois, il s’agit moins de faire passer un message que d’inviter, d’exhorter les jeunes et leurs parents à découvrir la littérature fantastique contemporaine et à lire plus, tout simplement !

La littérature afro-descendante a pris une ampleur considérable ces dernières années. Comment percevez-vous l’évolution de cette littérature, notamment en ce qui concerne la représentation des cultures créoles, et quel rôle peut-elle jouer dans la conversation littéraire mondiale?
Du Cameroun à Haïti en passant par les États-Unis, la littérature afro-descendante a connu un nouveau souffle portée par Hemley Boum, Mackenzie Orcel, David Diop, Mohammed Mbougar Sarr. On n’écrit pas la même chose quand on naît dans une région d’outre-mer et une ancienne colonie française en comparaison du natif de l’Hexagone. L’extrême-droite gagne en puissance dans de nombreux pays, de l’Italie aux États-Unis en passant par Israël, la Roumanie. Cette littérature afro-descendante est une invitation au dialogue des peuples, à la tolérance. Elle dit que l’on peut construire des ponts là où d’autres ne jurent que par des murs.
Votre écriture, à la fois incisive et poétique, a su séduire un large public. Quels auteurs ou courants littéraires vous ont influencée, et comment ces inspirations se reflètent-elles dans votre nouveau projet ?
Un auteur est souvent un ancien très grand lecteur ou toujours un fervent lecteur. Le naturalisme de Zola, le réalisme de Flaubert, le surréalisme d’un Gautier, le fantastique de Borges m’ont inspirée. Globalement, la littérature est un immense banquet où je picore constamment et de tout !
Pour Sud Sauvage, je suis aussi allée voir du côté de l’auteur belge Jean Ray. J’aime la folie «Le gardien du cimetière», une histoire de pauvreté, de mensonges, de monuments funéraires en ruines, de vampires et de duchesse. Jean Ray a ce don incroyable de faire glisser un récit bien ancré dans le réel (un pauvre homme qui cherche simplement du travail pour se nourrir) vers une dimension fantastique.
Dans Sud Sauvage, on sent aussi l’influence de Mystères, Chair de Poule, Fais-moi peur, programmes télé des années 90. L’étrange, le fantastique prend différentes formes : un tableau, un animal tel qu’un chien-loup ou un pétrel noir (oiseau nocturne et endémique de La Réunion au cri très effrayant), une femme morte et enterrée, l’inversion du rêve et de la réalité. J’ai surtout voulu offrir un moment d’évasion et de frisson aux lecteurs en rendant hommage à mes prédécesseurs.
