Par Adama Samaké

« C’est quoi une vie d’homme ? C’est le combat de l’ombre et de la lumière. C’est une lutte entre l’espoir et le désespoir, entre la lucidité et la ferveur. Je suis du côté de l’espérance, mais d’une espérance conquise, lucide, hors de toute naïveté ».

Aimé Césaire in La tragédie du roi Christophe.

L’assassinat de George Floyd asphyxié le 25 Mai 2020 par Derek Chauvin (un policier) à Minneapolis a suscité une vague de révolte dans la conscience collective mondiale, singulièrement aux Etats-Unis. Sachant avec Makhily Gassama que : « Se révolter, c’est en un sens s’éprouver à soi-même, c’est violenter la conscience de l’autre, c’est le secouer, lui permettre de traverser une crise sans laquelle il n’y a pas de renouveau. Se révolter, c’est donc appeler à l’existence ce qui n’est pas et qui aurait dû être » , il y a lieu de s’interroger sur les raisons profondes de cette déshumanisation et les conditions d’un renouveau social.

I – LA FRACTURE SOCIALE

La société contemporaine est le siège d’une aliénation due à une conflictualité sociale qui dévoile un monde opprimé et fracturé. Soumise à cette dialectique négative, elle est émaillée de convulsions : grand banditisme, grèves intempestives, assassinats, tribalisme, dépravation des mœurs, chômage, injustices, insécurité, …racisme. Ces manifestations sociales incarnent l’antagonisme des forces sociales.
Notre socialité valorise au demeurant une dynamique immobile par un affaiblissement continu du capital humain et une confusion constante dans les systèmes des valeurs qui impliquent la destruction de l’Humain en l’Homme. Elle se veut ainsi le réceptacle d’une rupture déchirante caractérisée par la décomposition du socius : les dictatures politiques et les embrigadements des droits élémentaires et des libertés fondamentales, la fragmentation des identités qui deviennent meurtrières , l’internationalisation du terrorisme, la course à l’arme nucléaire, la guerre économique, la guerre sanitaire, la guerre militaire, le désastre écologique…, en somme le naufrage des civilisations pour suivre les termes de Amin Maalouf.
Par conséquent, la société mondiale est crisogène : « Espace crisogène : espace portant consubstantiellement la crise. Espace comportant dans ses strates profondes les germes d’une crise. Espace générateur de crises » . Elle se détermine de plus en plus par une crise de la conscience sociale qui s’exprime sous forme de censure : censure des autorités, des bourgeois, l’autocensure animée par la crainte de l’élimination physique; le mérite personnel n’étant plus une valeur.

Les valeurs démocratiques sont légiférées par les lobbies et les choix qualitatifs sont liés aux intérêts des grandes firmes. La dignité est bafouée dans ses profondeurs abyssales et la vie dans toute sa diversité perd sa dimension sacrée : les incendies d’Australie avec des milliers d’espèces végétales et animales décimées, la pernicieuse et méthodique destruction du poumon écologique mondial qu’abrite l’Amazonie, la guerre en Syrie avec ses milliers de migrants qui se voient fermer les portes de l’exil, obligés ainsi d’affronter la mort avec les mains nues face aux bombardements des canons, les enfants affamés de Yemen dont les corps décharnés nourrissent les bilans macabres, l’annexion de la Crimée, la fracture militaire en Ukraine, au Congo, au Mali, la pandémie du coronavirus qui est en réalité une guerre bactériologique s’inscrivant dans la continuité de celle économique entre les USA et la Chine etc.

La justice n’est donc qu’un leurre dans notre société contemporaine, parce que là où il y a la guerre, il n’y a pas de Droit et là où il y a le Droit, il ne devrait pas y avoir de guerre . Elle ne rime pas avec la justesse, c’est-à-dire la légalité et l’égalité qui sont les préalables à la pacification des rapports. Ainsi s’expliquent la prison à ciel ouvert qu’est Gaza, les procès iniques de Laurent Gbagbo et Blé Goudé à la CPI (une cour qui est censée rétablir le droit international), et de Tariq Ramadan, la mort effroyable de Adama Traoré, la surexploitation des ressources africaines voilée par l’entremise de rébellions et de dictatures politiques, le soutien des pays dits berceaux de la démocratie à un président autoproclamé au Vénézuela, la rupture unilatérale des accords sur l’arme nucléaire avec l’Iran, la liquidation de Mouammar Kadhafi et la dislocation de la Libye, la vente d’esclaves dans ce même pays…

Il en découle que la civilisation contemporaine ruse avec ses propres principes. Aimé Césaire l’avait très tôt dénoncé dans son célèbre Discours sur le colonialisme en disant:

« Une civilisation qui s’avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente. Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux est une civilisation atteinte. Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde. Le fait est que la civilisation dite « européenne », la civilisation « occidentale », telle que l’ont façonnée deux siècles de régime bourgeois, est incapable de résoudre les deux problèmes majeurs auxquels son existence a donné naissance : le problème du prolétariat et le problème colonial ; que, déférée à la barre de la « raison » comme à la barre de la « conscience », cette Europe-là est impuissante à se justifier ; et que, de plus en plus, elle se réfugie dans une hypocrisie d’autant plus odieuse qu’elle a de moins en moins chance de tromper » .

C’est le lieu de dire que le racisme est une conséquence de la discrimination sociale, non une cause. En outre, l’Histoire contemporaine moderne est rédigée par une minorité économique et politique embourgeoisée et insatiable qui remet ainsi en cause les fondements de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et du citoyen de 1789 ; laquelle déclaration, en son article IV, affirme les droits naturels de l’homme : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi » . Mieux, son préambule proclame la reconnaissance de la dignité et des droits comme fondements de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde.

II – LA NECESSAIRE TRANSFORMATION DE LA SOCIETE

La transformation des bases de la société pour résorber les inégalités et toute forme d’injustice exige une quête de l’équilibre des contrastes sociaux qui se présente sous la forme d’une fraternité universelle des hommes. En effet, eu égard que les disparités sociales naissent de l’injustice créée par l’impérialisme d’une part, et d’autre part par la gestion autoritaire du pouvoir politique, la résorption de celle-ci passe nécessairement par la transgression de la bipolarisation sociale et la naissance d’une troisième classe qui symbolise l’unité du peuple. Transgresser le facteur racial pour s’élever à la dimension universelle de l’humain implique la reconnaissance du droit à la différence, l’établissement d’une société pluriculturelle nourrie de différentes identités.

Cette coexistence pacifique des civilisations doit être un véritable dialogue ininterrompu pour une relation franche entre les peuples. La fraternité et la solidarité ne peuvent pas à elles seules empêcher l’aiguisement des contradictions sociales. Elles doivent être nécessairement soutenues par la liberté et par une conscience historique forte qui inculque aux peuples une certaine culture sociale au sens où l’entendait Jean Paul Sartre : « Je ne dis pas qu’un homme est cultivé parce qu’il connaît Racine ou Théocrite ; mais lorsqu’il dispose du savoir et des méthodes qui lui permettent de comprendre sa situation dans le monde » .

Il ne s’agit pas de ressasser le passé douloureux, mais d’y tirer l’étincelle luminescente propice à l’élévation et l’expression conséquente de l’Humain. Relever la face des soumis, remettre les hommes en face d’eux-mêmes consistent avant tout à s’attaquer fraternellement à la construction d’un monde plus juste par l’élaboration d’un discours humaniste qui actualise la problématique de la condition humaine contemporaine et sacralise le droit à la vie, à la dignité, à l’honneur tout en sachant que c’est le droit qui fonde l’évolution de l’humanité ; le droit aux libertés fondamentales que sont : les libertés personnelle, économique, judiciaire et politique.

Il est impératif que les différents citoyens de la famille humaine jouissent équitablement et sans hypocrisie des libertés fondamentales inscrites dans cette Déclaration des droits proclamée dans la charte des Nations Unies.

L’intégration à l’universel humain est une aspiration qui s’enracine sous forme de fraternité universelle des races. Réveiller le colosse qui dort dans la conscience de chaque race pour coopérer à la transformation universelle se veut alors un appel à s’élever contre l’obscurantisme érigé en système de répression depuis des décennies. La stabilisation de la société mondiale passe par le brassage dynamique des civilisations. De ce brassage, naîtra une civilisation authentique d’un type nouveau correspondant aux réalités mondiales. Le monde étant dorénavant un village planétaire, l’amélioration des conditions sociales ne se fera pas en dehors d’un dialogue interracial.

La meilleure civilisation sera la jonction des humanismes favorables à l’ouverture et au partage. Construire le futur, prendre à bras le corps le XXIè siècle, c’est donc faire preuve d’une pensée plurielle. L’essayiste maghrébin Abdelkebir Khatibi corrobore cette idée :

« Seul le risque d’une pensée plurielle (à plusieurs pôles de civilisations, à plusieurs langues, à plusieurs élaborations techniques et scientifiques) peut me semble-t-il nous assurer le tournant de ce siècle sur la scène planétaire (…). Se décoloniser, c’est cette chance de la pensée » .

Claude Lévi-Strauss précise les contours de cette civilisation mondiale : « La civilisation mondiale ne saurait être autre chose que la coalition, à l’échelle mondiale de cultures préservant chacune son originalité » .

Frantz Fanon la trouve indispensable ; mais pense qu’elle ne saurait se réaliser dans un conteste d’aliénation : « L’universalité réside dans cette décision de prise en charge du relativisme réciproque de cultures différentes une fois exclu irréversiblement le statut colonial » .

L’humanisme pluridimensionnel est le remède efficace contre les inégalités sociales. Il est l’ultime chance d’un monde serein, solidaire, équilibré et libre. La construction de l’avenir mondial doit se faire en dehors de toute considération raciale.

Toute l’humanité a apporté un élément civilisateur si minime soit-il au mouvement du phénomène culturel universel. La richesse culturelle du monde réside dans sa diversité dialogique.

Conclusion

L’universalité de la liberté ne saurait s’accorder avec la question de la race. Que Floyd soit assassiné parce qu’il est NOIR atteste que l’Humain est en train de mourir en l’Homme. Car la société contemporaine mondiale remet en cause les fondements de la lutte menée avec acharnement par des grands noms de l’Histoire de l’humanité : Victor Hugo, Zola, Martin Luther King, Nelson Mandela, George Washington, Abraham Lincoln, Victor Schœlcher, Aimé Césaire, Mère Teresa, Cheikh Anta Diop, Ruben Um Nyobé, Mongo Beti, Soundjata Kéïta, Anne Zinga, Pablo Neruda, Frantz Fanon… Les hommes doivent apprendre à vivre ensemble. Véronique Tadjo affirme à juste titre: « La crise de la démocratie et la crise environnementale vont de pair dans le monde entier et pas seulement en Afrique. Partout, l’équilibre est menacé par les polarisations politiques, la lutte contre le terrorisme, la peur de l’immigration et l’injustice climatique. Les dix prochaines années seront déterminantes pour l’avenir de la planète. Il nous faudra apprendre à mieux vivre ensemble » .