
Par Adama Samaké
Je voudrais ici répondre à l’appel d’un lecteur qui affirme ne pas comprendre que la dialectique matérialiste soit considérée comme une théorie littéraire. Aussi, souhaiterait-il que je fasse « un bref rappel », selon ses termes, du contenu sémantique, si possible de l’historique du concept afin de lui permettre de mieux appréhender l’idée de théorie littéraire.
Bien Cher Ami, la dialectique matérialiste est plus connue comme méthode de rationalisation de la pensée, de recherche de la vérité scientifique. Elle est effectivement moins connue en tant que théorie littéraire. En tant que théorie littéraire, elle se donne pour but d’analyser les contradictions sociales dans une œuvre, à partir de l’étude des pôles contradictoires de la contradiction, des classes sociales, et du processus de transformation de la quantité en qualité.
I. LA DIALECTIQUE : ENTRE IDEALISME ET MATERIALISME
Dialectique éristique, dialectique mécaniste, dialectique idéaliste, dialectique matérialiste, dialectique structurale, historique, métaphysique…, la dialectique est un concept complexe, à la limite confuse. Il est, de ce fait, important d’évoquer les conditions de son émergence, afin d’appréhender son contenu sémantique dans son évolution diachronique.
Appelée aussi méthode ou art dialectique, la dialectique est plus connue comme théorie philosophique. Elle trouve son origine dans la Grèce antique. Elle vient du grec « dialegesthai» qui signifie converser, et « dialegein » qui veut dire trier, distinguer. Dans « Les images éclatées de la dialectique », le professeur Niamkey Koffi relève la diversité de ses interprétations, ses métamorphoses et les enjeux qui les provoquent. Il constate néanmoins deux acceptions : l’une positive qui fait d’elle un moyen de rationalisation de la pensée : la dialectique serrée, irréfutable et l’autre négative basée sur le caractère sophistique de l’argumentation : la dialectique subtile.
Il peut affirmer : « En tant que séparée de la logique et référée au réel, la dialectique est le mouvement d’expression du rythme du réel et de la pensée (…). La dialectique est ce mouvement de l’opposition des contraires qui tend soit à se réduire (Hegel et Marx) soit à rester en tension (Adorno). Cette double conception de la dialectique comme unité des contraires en produit une double figure opposée : la dialectique positive (Hegel et Marx) d’une part et la dialectique négative (Adorno) d’autre part ».
Sur cette base, Niamkey Koffi divise la dialectique en versants structural et historique. Il reprend ainsi la distinction faite par Althusser entre la dialectique idéaliste et la dialectique matérialiste. Il corrobore nos propos en ces termes : « L’idéalisme est l’autre nom du caractère structural de la dialectique. »
La complexité de la dialectique réside avant tout dans sa naissance qui ne fait pas l’unanimité. Pour Niamkey Koffi, elle aurait été inventée par le présocratique Zénon d’Élée et popularisée par son emploi systématique dans les dialogues de Platon. Georges Politzer dans « Principes élémentaires de philosophie » (Paris, Éditions Sociales, 1977) fait de Héraclite le père de la dialectique. Le point de convergence est que ces anciens dialecticiens trouvent dans l’absence de mouvement, le dénouement de la contradiction.
La conceptualisation moderne contemporaine fait d’elle une théorie de la contradiction. Hegel est d’une importance capitale dans la systématisation des lois de la dialectique. Il est considéré comme l’Aristote des temps modernes. L’hégélianisme se veut une vaste philosophie de la synthèse. Car, il entreprend de trouver un point de convergence de toutes les philosophies écrites avant lui. Hegel fait de la contradiction la quintessence de toute chose en mouvement ou inerte : « Toutes les choses sont contradictoires en soi ».
Dans l’interprétation de l’évolution de l’humanité, Hegel affirme que l’Histoire est une pensée qui se développe ; mieux l’Histoire, c’est la réalisation de l’Esprit : « L’histoire universelle est la manifestation du processus divin absolu de l’Esprit dans ses plus hautes figures : la marche graduelle par laquelle il parvient à sa vérité et prend conscience de soi. Les peuples historiques, les caractères déterminés de leur éthique collective, de leur constitution, de leur art, de leur religion, de leur science constituent les configurations de cette marche graduelle. Franchir les degrés, c’est le désir infini et la poussée irréversible de l’Esprit du Monde, car leur articulation aussi bien que leur réalisation est son concept même ».
Karl Marx s’oppose à une telle démarche. Il développe une vision matérialiste de la dialectique et de l’Histoire qui devient le fondement de sa philosophie. Marx soutient : « Ce sont au contraire les hommes qui en développant leur production matérielle et leurs rapports matériels transforment avec cette réalité qui leur est propre et leur pensée et les produits de leur pensée. Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience ».
C’est le lieu de dire que l’expression dialectique matérialiste n’a jamais été employée par Karl Marx. Le rapprochement de ces deux mots est attribué à l’ouvrier allemand Joseph Dietzgen. On pourrait ramener le marxisme à trois choses essentielles :
– le marxisme jeune est une théorie de la connaissance qui montre que l’univers, le matériel agit sur l’homme. Mais que l’homme en retour va réagir sur ces conditions matérielles pour les transformer. Ce que Karl Marx découvre au niveau de la dialectique matérialiste, c’est que les sociétés humaines fonctionnent de façon dialectique. À côté du matérialisme dialectique, on trouve, le plus souvent, l’expression matérialisme historique. Ce dernier n’est rien d’autre que l’application du matérialisme dialectique à l’histoire de l’évolution des sociétés humaines. « L’idéologie allemande » est l’ouvrage de référence de cette étape de la pensée de Marx.
– le marxisme est une philosophie de l’histoire qui prétend que l’histoire de toute société est l’histoire de la lutte des classes. Karl Marx développera une conception dualiste de l’histoire. À ce niveau, la finalité de l’histoire, c’est d’aboutir à une société sans classe. « Le manifeste du parti communiste » permet de mieux comprendre cette procédure.
– le marxisme est une théorie économique qui fait la critique de l’économie libérale au moyen de la théorie de la plus-value. C’est une critique de l’exploitation de l’homme par l’homme. On pourrait lire à ce sujet « Contribution à la critique de l’économie politique » ou les différents volumes du Capital.
En somme, la question fondamentale qui ressort de la lecture de Marx est de savoir comment créer un ordre social mondial sans domination. C’est pourquoi, Roger Garaudy définit le marxisme comme « une méthodologie de l’initiative historique, c’est-à-dire à la fois l’art et la science d’analyser les contradictions majeures d’une époque et d’une société, et à partir de cette prise de conscience, de découvrir le projet capable de les surmonter ».
La dialectique matérialiste reconnaît la contradiction (l’identité chez Mao) comme la quintessence de toute chose. Mais dans l’appréciation de celle-ci, elle privilégie la matière. La contradiction suppose évidemment une différence entre deux termes. Mais « cette différence est dite faible quand les termes sont seulement distincts. Elle est forte quand les termes marquent violemment leur hétérogénéité jusqu’à l’indifférence ».
Si la différence faible est simplement structurale, la forte suppose la lutte pour l’inversion des positions. Aussi, Lénine précise-t-il, dans ses notes sur la science de la logique de Hegel, qu’« on peut brièvement définir la dialectique comme la théorie de l’unité des contraires ». La différence forte se nomme « contradiction antagonique » chez Mao. La lutte des contraires (ou différence forte) est une tentative constante d’inversion des positions. Elle implique un aspect principal et un aspect secondaire de la contradiction.
Elle peut évoluer et atteindre un point de rupture appelé point nodal. Quand ce point est atteint, il y a nécessairement transformation de la quantité en qualité ou bond qualitatif. Si la réunion des conditions objectives seules suffit à la rupture dans la dialectique de la nature, la dialectique de la société exige la présence des conditions subjectives. Autrement, l’antagonisme reste un simple objet de constat. Victor Hugo peut affirmer : « Pour que la révolution soit, il ne suffit pas que Montesquieu la pressente, que Diderot la prêche, que Beaumarchais l’annonce, que Condorcet la calcule, qu’Arouet la prépare, que Rousseau la prémédite, il faut que Danton l’ose ».
II – LA DIALECTIQUE MATERIALISTE : UNE THEORIE LITTERAIRE
La dialectique matérialiste, en tant que théorie littéraire s’évertue à déceler, à analyser les pôles contradictoires, les différents aspects de la contradiction, afin de mettre en rapport la politique fiction et la réalité. Elle interroge tous les canons esthétiques ; car ils sont des lieux de manifestation de la lutte des contraires.
L’œuvre littéraire célèbre la forme, certes. Mais toute forme est aussi valeur. C’est dire que la littérature a une base matérielle. En effet, « Comme liberté, l’écriture n’est (…) qu’un moment. Mais ce moment est l’un des plus explicites de l’Histoire, puisque l’Histoire, c’est toujours et avant tout un choix et les limites de ce choix ». (Roland Barthes)
Si la littérature est un instrument condensateur de normes, alors la dialectique entendue comme « sciences des lois générales du mouvement et du développement de la nature, de la société humaine et de la pensée » peut en être un outil d’étude. Elle est ignorée dans l’enseignement officiel en tant que théorie littéraire. La sociocritique en est le versant vulgarisé. La lecture sociocritique se résume à l’étude des faits sociaux, des catégories sociales et des systèmes et valeurs de pensée. Elle revient donc à jauger l’historicité de l’œuvre.
Or, c’est la dialectique matérialiste qui « non seulement a souligné l’importance “de l’effet idéologique”, mais qui a poussé plus loin l’analyse de la relation que ce dernier entretient avec les données matérielles et les instances du pouvoir ». (Châtelet) Alors, la littérature est un terrain privilégié d’investigation de la dialectique matérialiste. L’étude des fonctions sociales d’une œuvre revient, en quelque sorte, à celle des pôles contradictoires qui lui sont inhérents afin de déceler son projet idéologique.
C’est pourquoi, la dialectique matérialiste est une théorie adéquate à une bonne analyse de l’œuvre littéraire africaine. Car en Afrique, faut-il le rappeler, la fonction idéologique de la littérature est très prononcée parce que les écrivains s’évertuent à créer une conscience révoltée.