
Prononcée par Habib Dakpogan
Mesdames et Messieurs,
Dix ans plus tôt, presque jour pour jour, le grand jury me décernait le Prix Littéraire du Bénin, face à un parterre de personnalités si intimidantes que toute réserve perdue, je m’étais confondu, au moment de prendre la parole, dans des promesses faramineuses, dont au premier chef, celle de porter la voix d’une Afrique aphone dans le concert des nations.
Au nombre des garanties tous azimuts que je distribuais à tout va pour y arriver, j’avais juré d’être un porteur de pensées fondatrices qui se disséminent au cœur de la communauté, pour faire des hommes nouveaux.
Dix ans plus tard, comme par un coup du sort, me voici confier par notre chère poétesse Anna LY, la mission de parler d’écriture dans le Kajor, moi le Béninois, à des intelligences venues du Sénégal, du Burkina, du Tchad, de toute l’Afrique pour n’oublier personne, et à des jeunes aux yeux luisants de curiosité. Quelle responsabilité ! J’ai d’abord pensé que c’était facile, qu’il suffisait juste d’ouvrir Instagram, de copier deux hashtags, de balancer deux ou trois fadaises qui collent parfaitement aux exigences de notre ère et passer à la projection de quelques vidéos drôles du Tiktok. Mais non, personne ici ne me pardonnerait une telle légèreté. Alors me voilà ici aujourd’hui, balloté, entre Senghor, Sartre et Spinoza, charrié par Césaire, Paulin Hountondji ou… ChatGPT, suspendu entre les flots en sanglots de Gorée aux tristesses séculaires, la poussière sanguinolente de Tombouctou qui chante le mandingue la poitrine offerte, le sol rouge sacrificiel d’Abomey murmurant des panégyriques enflammés à la gloire d’intrépides souverains, et les algorithmes céphalogènes de la Silicon Valley.
La question est en effet vertigineuse : comment faire de la littérature le levier pour former un homme noir nouveau, un homme noir serein, libéré du poids des temps, entrant dans l’histoire la tête haute pour faire mentir la fameuse boutade de Nicolas Sarkozy qui nous reste résolument en travers de la gorge lorsqu’il disait que l’homme noir n’est pas encore suffisamment entré dans l’histoire. Comment le livre servira-t-il cet essentiel réparateur : former des esprits qui marient les poussées d’autodétermination aux tentacules quasi imparables du monde globalisé, qui allient les panafricanismes à la dent dure au réalisme plaisant de la culture mondiale ?
Comment concilier la poussée irrépressible des intelligences artificielles à la rigueur logique requise des intellectuels de tout les temps ? Comment scénariser cette mission quasi impossible ?
Déjà, qu’on se mette d’accord : l’Afrique est le continent par excellence qui écrit debout.
L’Afrique n’a jamais cessé d’écrire, même quand on lui refusait le papier. Elle écrivait sur les murs des grottes, dans les rythmes des tam-tams, dans les scarifi cations des corps. Puis vinrent les langues imposées, et Senghor déclara : « La Négritude est l’ensemble des valeurs culturelles du monde noir. »
Mais aujourd’hui, à quoi est confrontée la belle lumière du vieux Senghor, lorsque la Négritude doit dialoguer avec la Numéritude : comment rester poète quand TikTok dicte la syntaxe ? Pourtant, saviez-vous qu’au XVe siècle, Tombouctou comptait plus de 25 000 étudiants et des bibliothèques remplies de manuscrits ? Pendant que l’Europe brûlait des sorcières, l’Afrique écrivait des traités de mathématiques, d’astronomie et de philosophie. Ahmad Baba, grand érudit, possédait 1 600 livres à une époque où la plupart des rois européens n’en avaient pas cent. Césaire nous avertissait déjà, que nous n’avions pas le choix, lorsqu’il disait : « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche. »
Aujourd’hui, nos bouches ont des podcasts, mais ont-elles encore des malheurs qui brûlent et qu’il faut exorciser, ou seulement des followers à divertir ? pourtant Mohamed Mbougar Sarr, prix Goncourt, nous rappelle que l’Afrique n’écrit plus pour plaire à Paris, mais pour se dire à elle-même. Sommes-nous prêts à écrire pour Dakar, Lagos, Cotonou, NDjameda, Ouaga, écrire pour le Kajor avant d’écrire pour Gallimard? Voilà la vraie révolution.
Donc, Mesdames et Messieurs, le livre doit être notre arme, une arme de construction massive. Frantz Fanon nous a lancé ce défi : « Chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, la remplir ou la trahir. »
Notre mission ?
Faire du livre un antidote à la paresse intellectuelle que promet l’IA. Car oui, l’IA peut écrire des poèmes, mais elle ne peut pas ressentir la brûlure de Gorée ni la poussière de Tombouctou.
Figurez-vous, chères personnes, que quand Samory Touré, résistant à la colonisation, s’adressait à ses généraux, il ne se contentait pas de donner des ordres militaires. Il écrivait des exhortations philosophiques. Dans la savane, ses lettres couraient plus vite que les chevaux. Elles étaient des fl èches invisibles, des éclairs de pensée. Chaque mot était une arme, chaque phrase un bouclier contre l’ombre de la soumission. Il disait à volonté : « Ne soyez pas esclaves de la peur, car la peur est la première chaîne.» Voilà un chef qui comprenait que la guerre se gagne aussi par les mots.
C’est aussi Spinoza qui nous interpelle lorsqu’il déclare : « La liberté, c’est la connaissance de la nécessité.» Écrire l’Afrique, c’est connaître nos chaînes pour mieux les briser.Et Pascal ajoute : « Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît point. » La littérature africaine doit être raison et coeur : rigueur et émotion.
Mes chères compatriotes de la république de la pensée, où rencontrerons-nous le lecteur ?
Aujourd’hui, un jeune lit plus de tweets que de pages. Il connaît mieux les punchlines de rap que les alexandrins de Senghor. Et si on faisait du roman africain un “thread” viral ? Et si nous bougions un peu vers nos lecteurs en réglant notre lanterne à leur décor ?
Mais attention : la littérature n’est pas fast-food. Elle est ce repas lent, mijoté, qui nourrit l’âme. Alors, réinventerons-nous la forme : romans courts, hybrides, interactifs, tout en gardant la profondeur ? Ne punirions-nous pas ainsi la minorité qui a encore un peu d’art et de purisme dans le sang ? Car si le livre devient un simple produit, il perd sa vocation : former un homme libre. Avant Twitter, il y avait les griots. Sous la lune, la voix du griot était une rivière. Elle serpentait entre les cases, portant des histoires comme des poissons d’or. Chaque mot était une étoile, chaque silence un ciel. Et les enfants buvaient cette eau comme on boit la vie. Ils faisaient déjà des “threads” oraux qui duraient des nuits entières. Ils savaient que la mémoire est une arme. Aujourd’hui, nos jeunes scrollent, mais qui leur racontera Soundiata Keïta avec la même ferveur ? Peut-être un roman, peut-être un podcast, mais sûrement pas un simple post sponsorisé.
Conclusion
Écrire l’Afrique aujourd’hui, c’est comme planter un baobab dans le désert numérique : il faut de la patience, de la foi et un peu d’humour. Aujourd’hui où, de gré ou de force la France est de plus en plus loin, et peut-être Dieu un peu trop haut, chaque Africain porte en sa nature d’être hybride, défiguré mais définitivement vivant, la graine de l’avenir du monde Noir. Et chaque écrivain ici présent doit être un artisan de ce baobab. Que nos livres soient des machettes pour défricher l’avenir et des miroirs pour que l’homme noir nouveau se regarde enfin la tête haute. Je terminerai avec Césaire : « Et nous sommes debout maintenant, mon pays et moi, les cheveux dans le vent, la main dans la main… »
Nous ajouterons aujourd’hui et le stylo dans la main, face au monde et face à l’algorithme. MERCI
