Par Mohamed Sow 🙂
«Il s’agit, en énonçant ce qui a été dit, de redire ce qui n’a jamais été prononcé»
Foucault Si la réception d’un texte poétique est l’organisation d’une poésie à rebours où le lecteur tente l’impossible tâche de se placer entre le Verbe et sa formulation, où à défaut de le suivre dans l’intime pureté de son jaillissement post-énonciation; la question primordiale dans le fil et l’organisation des textes de ce recueil est: qui parle ?
A cette question se superpose un ensemble de problématiques comme la provenance de cette parole énigmatique qui sort d’une profonde hibernation pour arracher le sens de la vie de son silence bruyant et angoissant. Pour dire la vie dans la perspective paradoxale d’être incomprise.
Ces sentiments organisés par fragment portent-ils uniquement sur cette demi-louve qui cherche à trouver la Vie par le Verbe ? Si oui, comment l’auteure a-t-elle pu pénétrer aussi profond dans cette âme meurtrie et innocente ? Si non, pourquoi le substrat de la louve pour dire le poème ?
Ces questionnements se jalonnent et se superposent tour à tour dans chaque texte composant ce palimpseste de vie qui, disant la vie, cherche à la vivre au lieu de tout simplement y habiter. Le prologue et les poèmes forment à ce niveau une structure d’enchâssement où se livrent les différentes personnalités entre la louve et son auditrice, qui transcrit l’oral de son alter égo en poème de vie.
Le prologue, qui pourrait tout autant être aussi l’épilogue, se structure dans un état d’ambivalence où après l’ivresse de l’accouchement poétique, l’auteure refuse ou nie cette parcelle surhumaine d’elle qui aurait consacré le poème. Cette réfutation établit une duplication, mais synthétique, de la portée identitaire. L’écriture s’établit donc sur la base de cette éternelle dualité, de cette double postulation baudelairienne, de cet ensemble physico-psychique, physico-métaphysique, où le charnel, corps de l’esprit et de l’âme, supporte le poids de leurs combats séculaires qui conditionnent le rythme de l’existence et l’ouverture vers l’épiphanie.
A cet état se succède une relative lucidité, où la narratrice du prologue valse entre le déni et un brin d’acceptation au vu de la grande familiarité entre celle qui s’avère être la véritable louve, et elle, humaine qui insiste sur son humanité et sa normalité. Un ensemble hybride donc, qu’autrefois on qualifiait de surhumain, de divin: «Elle me plonge dans un univers (…) qui me ressemble, qui représente fidèlement ce qui s’est ancré dans le fond de mon cœur».
Cette réflexivité brouillée organise les pistes d’une inversion entre deux mondes visiblement distincts, mais qui se conditionnent mutuellement, et qui fondent le socle de sa poésie. Elle s’organise dans une poussée, par le Verbe, aux sources cantiques de la délivrance, de la lumière qui jaillit à partir d’elle-même, d’où les mots prennent le socle de leurs signifiances, et d’où le face-à-face de soi à soi-même devient, au moins l’instant du poème, ré-conciliation avec le monde, avec le terrible poids de l’existence: «Je veux comme elle me laisser éclore et ne point avoir des maux et des mots».
Cette complexité de l’existence scripturale conduit à un défi lancé à la lecture, celui de déplier l’inaudible et d’aller au-devant du communément admis. Pour compréhension, s’il y en aura, il faudra que le lecteur s’installe à la confluence du dialogue avec l’inaudible. Il faudra contrecarrer le poids de la dispersion linguistique et, comme le poème (comme le prologue), fournir au silence la matière de sa sémantique continue pour en retour, la recevoir dans les pleins potentiels de sa signifiance.
Cette complexité se poursuit par une réflexion sur le sens de l’écriture. Elle serait l’encre (ancre) qui maintiendrait l’équilibre de l’existence. Ecrire certes pour Dire le silence et emplir le Vide à partir duquel se forment les mots et leurs poids sémantiques, infinis; mais écrire pour s’accorder aux mots qui ont fait le monde et qui s’étalent tous pour supporter la charge de l’existence: «Quand certains écrivent pour se faire un nom, elle de son côté écrit pour ne pas sombrer».
Dans la dernière partition du prologue, l’auteure suggère le défaut du langage à dire le détail dans l’exact splendeur de son éclat, dans l’éclat poignant de tout ce qui doit être ressenti. Le lecteur participe ainsi à féconder toute la dimension du Verbe en quête de l’Eden perdu, certainement oublié, mais dont elles gardent une nostalgie épique qui valse entre l’avoué et l’inavoué, selon le sens dont on lit leur nom. Car entre Amina et Yma, il existe un renversement et donc une dualité réflexive. Yma qui est le côté sombre/innocent et la quête perpétuelle de rédemption, et Amina celle qui, confrontée à l’immédiateté du monde, en connait les soubresauts et les hasards, la Réalité matérielle et froide. Autre chose, Yma, à propos de l’onomastique, est le renversement (la lecture à l’envers) d’Amy, équivalence nominale d’Amina.
Dans le prologue comme dans le poème, l’existence d’Yma est portée, signifiée par celle d’Amina. De même, l’existence d’Amina se complète par celle d’Yma qui dérange sa solitude et inspire sa poésie.
La richesse du prologue dispenserait presque de parler du poème, si le Verbe se suffisait au silence pour exister. Mais (mal)heureusement, «tout reste à dire» (Francis Ponge).
Le poème, alors, qui s’ouvre sur l’indication d’un épanchement, s’organise sur dérèglement des canaux de perspectives sentimentales qui offre, par réflexion (effet miroir), l’espoir d’une ré-organisation heureuse au vu de la précision «ce monde» (p. 23), qui suppose l’existence d’un autre, où tout serait plus heureux, où l’existence et le bonheur se confondent naturellement avec le rire et dissolvent les larmes du malheur. Mais dans ce recueil, la mort et le spleen ne se commentent pas. Ils se vivent intérieurement jusqu’aux frissons momentanés, permanents. Ils vivent par mots, lignes, phrases, pages… Jusqu’à la fin, la presque fin.
Dans les premiers instants du poème, l’écriture, qui adopte un cadre confessionnel, est plus une confession du sens sur les mots, qu’une confession de l’auteure au lecteur. C’est-à-dire que l’auteure se confie aux mots par eux-mêmes, et par ricochet invite juste le lecteur à assister à ce dialogue. C’est la parole du cœur, non pas d’un sentiment, d’un lyrisme classique ou d’une mélancolie, mais du cœur comme support et condition de vie, qui dit la vie telle qu’il la ressent, avec tout le poids de son étendue et de son ampleur, avec toutes les contradictions qui fondent sa structure. Il s’agit bien de «l’œuvre de toute une vie» qui en donne une autre en disant la sienne dans la totalité de ses sens (ressentis et signifiés). Les mots tentent-ils alors de remplir le vide et l’amertume du temps passé par les souvenirs qui se fixent éternellement, même si, au présent, ils étaient furtifs: le mot, pour dire l’instant du bonheur, qui évolue en éternel bonheur par la présence dans l’absence. L’espace de la solitude (re)prend alors toute la largeur de l’épanouissement qui devait se faire dans le monde. Cet épanouissement s’opère dans un aller-retour de l’inaudible à l’expression, de la confession au renfermement, du monde à soi, de soi à soi-même.
L’écriture fonctionne alors comme un auto-reflet où l’auteure et son alter ego cherchent la réalisation delphique comme accomplissement et plénitude, comme épiphanie. Alter ego parce qu’Yma est certainement l’expression profonde de l’inconscient (ou plus exactement du subconscient) de l’auteure. L’affirmation redoutable du refoulement successif et accumulé. Elle est l’innocence dans tout ce qu’elle a de sauvage, c’est-à-dire dépouillée des artifices de la culture au profit de la nature.
Un palimpseste qui touche à la fois Vigny, Musset, Apollinaire, mais aussi, mais surtout et remarquablement Baudelaire. L’écho de Baudelaire se voit également dans le rapport conflictuel qu’établit l’auteure avec le lecteur, qualifié ici de «chère âme perdue» et constamment d’hypocrite lecteur, de semblable, de frère. Mais il s’agit de l’extériorisation d’un conflit intérieur aigu, celle de l’éternelle dichotomie ange/bête chez tout homme, encore plus chez ce triple métissage inter-génétique louve-humano-angélique.
Le fil moteur et conducteur de ce long poème morcelé est l’énigme d’un Verbe qui se donne en se refusant. L’énigme d’une poésie qui dévoile l’indicible par fragment, qui s’allie avec l’ombre et le silence dans l’élan au dévoilement. Par-là, la délivrance aux maux de vie reste strictement la poésie. Par le Verbe, la vie fut faite, par le Verbe elle s’illumine.
Mouhamed Sow B.
Dakar, Février 2024