Par Coumba Coulibaly Preitty

Il est des livres qui nous lisent pendant qu’on les lit. Et puis, il y a Par-delà l’ombre épaisse de la nuit, qui, lui, nous scanne carrément. Pas besoin de reconnaissance faciale, chaque vers nous observe avec un petit air de dire : « Alors, tu te reconnais ou pas ? »

Ce recueil de Khadim Bamba Syll ne cherche pas à plaire. Et c’est précisément pour ça qu’il plaît. Il ne minaude pas avec des rimes jolies ou des métaphores en robe de bal : non, ici, la poésie est en sueur, les cheveux en bataille, les nerfs à vif. Et entre deux tremblements de l’âme, elle vous regarde droit dans les tripes.

Dès les premières pages, l’auteur convoque un trio de choc : Baudelaire, Rimbaud, Rilke. Trois ombres géantes pour nous rappeler que l’on n’est pas là pour une lecture-promenade au jardin. Mais très vite, Khadim Bamba prend sa propre voix. Une voix rugueuse, dense, qui s’adresse à la mémoire, au corps, à l’amour, à la mort… et même à vous, lecteur, qui pensiez lire un poème et vous retrouvez à confesser vos blessures existentielles entre deux strophes.

« Je suis le poème, j’habite la Poésie. »

Rien que ça. Et on y croit, figurez-vous. Parce que ce n’est pas une posture, c’est une présence. Le « je » dans ce recueil n’est pas nombriliste, il est habité. Par les morts, les absents, les femmes, les douleurs du monde et peut-être aussi, soyons honnêtes, un peu par les fantômes de nos propres chaos.

Et l’amour, me direz-vous ? Il est là, bien sûr, mais pas façon carte postale avec coucher de soleil et doigts entrelacés. Non, ici, l’amour est expérience mystique, déchirure charnelle, lumière obscure et plaisir un peu damné. On ne ressort pas indemne, et c’est tant mieux.

« L’étreinte est une expérience quasi mystique. »

« L’amour est un jeu dont personne ne sort gagnant. »

(À tous les cœurs naïfs, circulez. Ce n’est pas une romance, c’est une radiographie de l’âme lol .)

Et ce lyrisme intense, cette cascade de sentiments, d’images, de vertiges… l’auteur l’attribue en partie à Amina Jules Dia, qui lui a glissé ce précieux conseil : « Le je n’est pas toujours un caprice – parfois, c’est un devoir. »

Comme quoi, parfois, une bonne phrase vaut dix ateliers d’écriture.

Ce qui frappe aussi, c’est l’abondance. L’auteur n’écrit pas : il déborde. Il déballe. Il dynamite la syntaxe. Parfois, il en fait trop, mais on lui pardonne, parce que dans cet excès, il y a des diamants bruts. Une langue en fusion, une urgence d’écrire, de nommer, de saigner sur la page.

Et puis vient le poème qui claque la porte du salon et balance les vérités :

« Poètes ou fanfarons ».

Ah, ce poème. Mon préféré. Mon électrochoc. Mon café noir sans sucre à 3h du matin.

Khadim Bamba Syll y règle ses comptes avec les « poètes » – ou plutôt ceux qui prennent la plume comme on prend un micro dans une soirée karaoké : sans se poser de questions.

« Poètes ignorant tout de la poésie / errant sans langue / dénués de langage / privés de verbe / dépourvus de verve ».

On dirait presque un générique d’horreur. Et pourtant, c’est jubilatoire. Une attaque en règle contre la poésie tiède, le verbe paresseux, le plagiat chic, les « poètes Instagram » qui font rimer « aimer » avec « pleurer » tous les deux vers. Ici, on n’imite pas. On crée. Ou on se tait.

« Créez donc, bon sang ! / Laissez jaillir vos tripes / Mettez-vous à nu dans vos vers. »

Le message est clair : la poésie n’est pas un accessoire de mode ni une pose intellectuelle. Elle est sueur, cri, tremblement. Elle est acte. Elle est vie.

Et c’est cela, au fond, qui fait de ce recueil une œuvre nécessaire, même dans ses débordements, ses intensités, ses éclats qui pourraient en fatiguer certains. Il ne cherche pas la perfection ; il cherche la vérité. Et c’est bien plus rare.

Avec ce deuxième recueil, Khadim Bamba Syll confirme une chose : il ne triche pas. Il ose. Il tente. Il met le feu à la page. Et tant pis si parfois ça brûle un peu trop.

Chaque poème est un pas vers la lumière, un rappel qu’on peut encore écrire pour vivre ou survivre.

Et si, comme il l’écrit, « il n’y a plus d’étoiles dans le ciel », lui, il en sème dans chaque vers.