
… J’espère que quelques-un.e.s d’entre vous iront à bout de cette longue lecture. « Paria » est un roman-monde enthousiasmant qui, j’en suis certain, n’a pas fini de susciter des analyses. Je ne pouvais pas l’évacuer en quelques phrases laudatrices. Il y a là quelque chose de plus, qui inspirera de nombreux auteurs et autrices, j’espère.
CARMEN FIFAMÉ TOUDONOU, PARIA (Éditions Vénus d’Ébène, Bénin / My African Clichés, Nigéria, 2025)
« Je suis une proie. Une proie qui a pris la plume. »
Carmen Toudonou (1981-) s’est taillée, en une dizaine d’années, une place proéminente dans le paysage littéraire béninois. Elle a publié cinq romans, trois recueils de nouvelles, des essais, des contes, un recueil de poèmes qui ont connu un réel succès public. Non content d’être une autrice reconnue, elle a fondé les éditions Vénus d’Ébène en 2010 (au catalogue, Robert Edjamian, Gilles Gbeto, et des anthologies remarquées comme Sororité chérie) et, ancienne “reine de beauté” elle-même, organise depuis 2016 le concours panafricain “Miss Littérature”. Diplômée en journalisme et en communication sociale, elle a travaillé pour le Parlement du Bénin.
1. Mémoires d’un eunuque de l’Empire ottoman.
Résumer “Paria” de façon synthétique est difficile, tant la galerie de personnages est foisonnante, et sont diverses les époques balayées. Il faut noter par ailleurs que la narration n’est pas linéaire, puisque “Paria” se présente avant tout comme les mémoires de Menet, un eunuque au service des sultans ottomans de 1869 à 1909, qui se livre au fil de la plume, sans plan défini. Les éléments suivants reconstituent la chronologie approximative des événements, en s’efforçant de ne pas trop divulgâcher les surprises qu’ils réservent au lecteur.
Matadi attend sa délivrance de la sécheresse. Les anciens organisent un “shomoo”, procession de conjuration des pluies. Bibi, la grand-mère de Menet, puissante prêtresse, conduit le cortège. Matadi s’étend au pied de la colline du Sud, la colline étincelante – Oibor. Kilima Njaro… Le grand-père de Menet l’appelait “notre mère” : “Pour lui, le dieu de la montagne dormait maintenant, et ne se réveillerait pas de sitôt, tant que les hommes tâcheraient de bien se conduire et de respecter les lois de la nature.” À la périphérie de l’existence de cette paisible communauté, certains hommes ont malheureusement déjà commencé à balayer cet ordre immuable, et même l’humanité la plus basique.
Menet a sept ans. Il est né à une mauvaise époque. Il est né vers 1862. Tout cela, il ne le sait évidemment pas : la Tanzanie reste jusqu’aux années 1880 un territoire quasi inviolé par les européens, qui craignent les guerriers Massaï et les Omanais installés à Zanzibar depuis le 18e siècle. D’autant que ceux-ci se livrent à une traite impitoyable du Mozambique à la Somalie.
Le père de Menet a été “enlevé”. Le père de Kaba aussi. Kaba est fascinée par le mystérieux collier de tanzanite que porte Menet, seul bien que lui a légué un grand-père qui a autrefois vainement couru les pierres précieuses à Mererani. Les deux enfants se lient au point que, quand sa mère interdit à la petite de partager les jeux des garçons, ils entreprennent de se voir en cachette. Amours enfantines, premiers serments, le collier change de cou…
Quelques jours après ces “fiançailles”, c’est au tour de Menet et de son groupe de camarades d’être brutalement capturés par des hommes que l’on devine être des arabes à leur accoutrement et leur couleur de peau. Chevauchée épuisante, camps, faim, indifférence des villageois noirs de la côte, n’arrivent pas à détourner Menet de la crainte que Kaba soit également prise. Hélas ! Au moment d’être dirigé vers un nouveau lieu de détention, il l’aperçoit une dernière fois dans un convoi fraîchement débarqué. “Un homme ne pleure pas”, se répète-t-il – une phrase qui le suivra ironiquement toute sa vie.
Sur la presqu’île où Menet et ses compagnons d’infortune sont parqués, leurs ravisseurs se livrent à une sinistre besogne : fabriquer des eunuques à la chaîne. Souffrances indicibles, puis nuit d’agonie où des dizaines d’enfants sont enfouis dans le sable pour cicatriser crûment. Au matin, Menet comprend pourquoi tant de captifs sont faits : presqu’aucun n’a survécu. Cette industrie barbare s’autorise un taux de perte effroyable. Il est le seul survivant de son groupe.
Il survit aussi à la longue marche dans le désert. La mort “persiste à le fuir”, et ses bourreaux s’en assurent : il est désormais une possession de prix, et son traitement s’améliore, en comparaison de celui des autres enfants dont la caravane abandonne les corps derrière elle. Il est même nourri et habillé décemment par les intermédiaires qui l’acquièrent pour le charger sur un bateau. Au contact de tant d’inhumanité, il prend conscience de son nouveau statut : celui de marchandise. “Je savais que je ne comptais plus, de toute façon, dans la liste des gens vivants.” Il découvre même qu’après la cruauté, s’installe une sorte de paix. En quelques semaines, il doit apprendre à trouver en lui, plutôt que dans le genre humain, la force de continuer : “je crois que c’est là, sur ce bateau, que j’ai découvert la force de la pensée.” En suivant les oiseaux du regard pour “libérer” son esprit des “tristesses”, il fait la connaissance de ces espaces mentaux inaliénables, dissimulés, qui sont la force de l’opprimé. C’est le paradoxe de l’esclave : si la société lui dénie le statut d’homme, l’instinct de conservation lui intime de toute façon de n’en rien accepter et de tout tirer de soi-même.
À Constantinople (Istamboul), un dernier intermédiaire, le marchand juif Yakup, lui enseigne le turc avant de l’offrir au Sérail – le quartier du palais impérial où sont retenues captives les femmes du sultan ottoman. Il y passera quarante ans. Petit rouage devenant progressivement une pièce maîtresse de cette mécanique de haute précision qu’est le Palais impérial, ville dans la ville de 70 hectares où des centaines d’esclaves s’activent au service exclusif du sultan, Menet est rebaptisé Lale – Tulipe, fleur favorite du maître des lieux, et affecté au service intérieur, dans l’intimité des femmes du souverain, en raison de son infirmité. Ces femmes du Harem, objet des fantasmes du monde entier, ne partagent pas la vie de leur époux. Elles sont tout aussi esclaves que les esclaves. Les unes attendent le sultan, les autres le servent, ou servent d’autres femmes, dans une hiérarchie descendant de la Validé (mère du sultan) aux Kadins (les quatre épouses permises par l’Islam) puis à une myriade d’objets d’agrément féminins. Le sultan n’a pas de vie domestique à proprement parler : ce “gigantesque édifice dédié à l’amour” connaît bien peu de sentiment, et n’est qu’un outil de prestige et de pouvoir de plus aux mains d’un des hommes les plus riches du monde. Il n’est là que pour “faire des reines” et, mieux encore, des héritiers. Lesquels, enfermés jusqu’à un âge parfois avancé pour ne pas menacer l’autorité de leur père, se morfondent ou engraissent dans la “Cage Dorée”.
Si “l’humain a besoin de s’attacher à d’autres humains pour se sentir réellement humain”, il est difficile de s’attacher dans ce lieu d’intrigue où personne n’est, juridiquement, humain. Les eunuques sont les agents principaux de ces intrigues. Pour peu qu’ils soient carriéristes, ils peuvent même s’élever au rang de ministres influents. Sans descendance, ils ne lutteront pas pour renverser l’ordre établi, car on n’est violent que pour perpétuer les siens. Menet/Lale est un de ces êtres “sans conséquences”. Entre les corvées, il trouve le temps d’apprendre à lire et à écrire, le Sérail, symbole du faste culturel de l’Empire, étant richement pourvu en œuvres d’art. Menet aime sa nouvelle langue, le turc. Il se taille une réputation de poète auprès des concubines. Elle lui vaudra de passer au service de la première épouse du sultan, puis de l’un des prétendants au trône.
Il est muté dans la Cage Dorée quelques jours avant la destitution et la mort suspecte du sultan. Une parenthèse historique : celui-ci est inspiré d’Abdulaziz, qui a régné de 1861 à 1876. Incapable de rétablir la situation militaire de l’Empire (qui perd sous son règne la Roumanie, la Bulgarie et les Balkans), et d’enrayer sa banqueroute, il est déposé par les comploteurs du Sérail, qui le remplacent par son neveu Murad V. Le règne de celui-ci sera de courte durée : poursuivi par le remords, il est bipolaire. Son frère l’exile et prend sa place. Abdul Hamid II règnera jusqu’en 1909 (cf. infra) et sera le dernier monarque absolutiste. Pour plus de lisibilité et d’effet, Mme Toudonou a concaténé les figures de Murad et Abdul Hamid sous le nom du premier. C’est au service de celui-ci que Menet/Lale est affecté. La Cage Dorée est un quartier du palais qui surpasse en magnificence le Harem. Y sont relégués les princes, frères ou descendants du sultan, dans l’attente de leur potentielle élévation au trône. Le sort de cette vingtaine d’hommes désœuvrés n’est en rien différent de celui des femmes et des esclaves : ils attendent le bon vouloir d’un ordre supérieur. Les deux challengers sont Abdallah, un sage en puissance, calme et bienveillant, et Murad, un orgueilleux frugal et brutal, incarnation de la force. Abdallah meurt, sans doute empoisonné par la mère de Murad, la deuxième Kadin.
Murad sultan, retient dans sa suite Menet/Lale, qui l’a soulagé par ses attentions dans la solitude de la Cage Dorée. Voici l’eunuque logé à même enseigne que les plus puissants seigneurs, dans ses propres appartements d’une opulence insolente. Pendant ce temps au Harem et dans tout l’Empire, c’est le printemps du renouveau : les femmes esclaves du sultan défunt sont expédiées à la campagne, et les janissaires partent en campagne tous azimuts pour relever le Sultanat (note historique : ce règne sera pourtant encore plus catastrophique que les précédents). Il faut bien évidemment renouveler les effectifs du Harem : les émissaires qui affluent des provinces et du reste de l’Europe amènent parfois en présent des lots de jeunes femmes. Certaines de ces esclaves sont des blanches des Balkans ou des rives de la mer Noire ; l’esclavage des blancs a bel et bien existé jusqu’à la fin du 19e siècle, sans que les démocraties continentales ne s’en offusquent beaucoup dans leurs relations diplomatiques avec l’Empire ottoman. Plus important, parmi ces femmes, se retrouve… Kaba !
De toutes ces femmes, c’est évidemment d’elle que Murad va s’éprendre à la folie. S’installe un triangle amoureux, dont le sommet ignore la fausseté de la base. “Mon amour n’avait pas pris une ride”, soupire Menet. Alors que lui a “grossi” sous l’effet du désespoir, et du “goût de l’inachevé”… Menet commence à nourrir de mauvais sentiments, des sentiments dangereux, pour Murad avec qui une confiance, et même une certaine estime, s’étaient pourtant installées. “Il était tout ce que je n’étais pas.” Pour la première fois, Menet prend conscience de la vanité des forces qui ont pris sa vie, et qui veulent maintenant lui prendre de surcroît le seul être précieux à ses yeux : “cette barbarie avait été perpétrée au nom du lucre”. C’est la spoliation de trop, une spoliation pour rien.
Murad perd toute prudence en élevant Kaba au rang de Kadin. Rang auquel une esclave noire ne peut en aucun cas être destinée, d’autant qu’il est inconcevable qu’un prétendant au trône puisse être métis… Les intrigues font rage. Menet et Kaba y sont pris à leur corps défendant.
1909. Le Yıldız, le palais impérial, tombe aux mains des Jeunes-Turcs, étudiants révolutionnaires ultra-nationalistes qui poussent le sultan à abdiquer pour instaurer une monarchie constitutionnelle mieux à même de tenir tête à l’Europe militariste et capitaliste. Le Harem, ce lieu de fantasme universel, est brutalement ouvert au monde et liquidé. “Vous êtes libres ! Rentrez dans vos familles !” Ces phrases résonnent avec une cruelle ironie… Menet, emprisonné au moment des événements et tout juste libéré, sauve Tirendaz, une compagne d’infortune blessée pendant l’assaut. Elle est alors enceinte…
2. Roman et esclavage : perspectives au 21e siècle.
Il est tentant, mais injuste, de présenter “Paria”, du haut de ses 400 pages, comme l’œuvre de la maturité pour Mme Toudonou : tentant en raison de l’ampleur du travail accompli par l’autrice ; injuste car ses romans précédents sont tout aussi exigeants thématiquement (“L’Orgasme douloureux”, en 2022, donnait enfin à la littérature béninoise la satire politique qui lui manquait). Les touches d’humour auxquelles elle a habitué son lectorat y sont quelque peu mises de côté, au profit d’une fresque historique ambitieuse, genre encore trop rare dans l’aire africaine francophone, alors qu’il garantit le succès éditorial de l’aire anglophone. “Paria” s’inscrit en effet dans un mouvement de réhabilitation et d’extension des narratifs sur l’esclavage entamé au 21e siècle, rejoignant des romans importants comme ceux de Léonora Miano (“L’Intérieur de la nuit”, 2005, Cameroun), Bessora (“Zoonomia”, 2018, France-Gabon), Wilfried N’Sondé (“Un Océan, deux mers, trois continents”, 2018, Congo) ou Solo Niaré (“L’Eunuque et l’empereur”, 2024, Mali). Réhabilitation, dans le sens où l’approche, même si elle n’épargne rien au lecteur des horreurs de l’esclavage, n’est pas exclusivement doloriste ; extension, car ces romans dirigent de plus en plus souvent le regard du lectorat ailleurs que vers le commerce triangulaire atlantique, notamment vers l’Orient, ou vers l’Afrique elle-même. Ces œuvres ont enfin en commun un changement de focalisation narrative marqué, tranchant avec les fictions d’esclavage post-coloniales : moins didactiques, moins axées sur la tragédie commune, elles suivent des destins individuels remarquables où, malgré les traumas, héros et héroïnes reconstruisent une personnalité enrichie de leurs combats pour la liberté. Et la reconstruisent en Afrique.
“Paria”, s’il n’est pas le premier roman francophone à évoquer la traite arabe, est en revanche l’un des tous premiers à suivre un héros d’Afrique de l’est dans sa déportation vers l’Orient. Étienne Goyémidé dans “Le Dernier survivant de la caravane” (République de Centrafrique, 1984), parcourait les pistes des rives de l’Oubangui au Soudan, mais ses héros se libéraient avant d’atteindre l’Égypte. Il est intéressant de noter que “Paradise” (Royaume-Uni-Tanzanie, 1994) du Prix Nobel de littérature Abdulrazak Gurnah, qui fictionnalise les razzias arabes dirigées depuis Zanzibar sur l’ensemble de la côte de l’océan Indien, est exactement contemporain des événements relatés par Carmen Toudonou dans “Paria” : les deux romans abordent les ultimes décennies de la traite, qui se poursuit dans cette partie du continent bien au-delà du coup d’arrêt des années 1820-1830 en Afrique de l’ouest, et ne sera réellement interrompue que par la Première Guerre mondiale (encore que l’on puisse évidemment arguer que la colonisation européenne a constitué un esclavage structurel plutôt que commercial).
Autre œuvre “parente”, “L’Eunuque et l’empereur” de Solo Niaré aborde également la destinée singulière de ces esclaves ayant survécu aux mutilations génitales, et dont la valeur marchande élevée justifie un traitement spécial dans le monde arabo-musulman. Au 14e siècle, Koumandi, castré à Médine, reçoit une instruction de premier plan qui fera de lui un esclave d’élite atteignant les plus hautes responsabilités auprès de l’empereur du Mali. Stratège et intendant de génie, il transformera le pèlerinage de son maître à la Mecque en vaste campagne de guerre économique contre cette civilisation qui l’a humilié. Conflit civilisationnel que l’on retrouve dans le “roman dans le roman” de Carmen Toudonou au travers de la reconstitution par Menet du parcours d’un autre eunuque vengeur et libérateur au 9e siècle, Djalil, dont la révolte provoquera le déclin d’un empire.
S’il n’est pas beaucoup question de l’esclavage des Africains en Orient, c’est que la majorité des victimes d’Afrique de l’Ouest est réputée avoir été plutôt déportée dans les Caraïbes et les Amériques (au passage, ce n’est que partiellement vrai). Ajoutons à cela que les populations noires n’ont pas créé de foyers de peuplement en Orient, comme elles l’ont fait dans les îles semées dans l’océan Atlantique et l’océan Indien, les États-Unis, le Brésil… Et pour cause : Carmen Toudonou expose sans détours comment la descendance des esclaves était “contrôlée”, comprendre, éliminée. Les hommes mouraient aux champs ou étaient mutilés, les grossesses avortées. Aujourd’hui, on ne recense qu’une trentaine de milliers d’afrodescendants métissés, de la Turquie à l’Irak.
3. Écriture du désir, écriture du pouvoir.
Les chapitres de Mme Toudonou sur le Harem sont, il est important de le souligner, très différents des peintures qu’on a coutume d’en donner en littérature ou au cinéma. Ils sont d’abord très réalistes : ses descriptions méticuleuses sont à la hauteur du luxe étourdissant qu’elles évoquent, et mériteraient de larges analyses stylistiques. Lesquelles orienteraient à mon sens une seconde lecture plus approfondie du roman autour de la théorie du regard féminin (“female gaze”), introduite par la cinéaste Laura Mulvey dans les années 1970. En effet, dans “Paria”, les corps ne sont jamais érotisés. Le regard s’arrête sur les décors, qui sont utilisés pour mettre au jour des ressorts psychologiques ou des mécanismes de pouvoir, mais sans cette “pulsion scopique” freudienne où le plaisir de regarder, voisin du voyeurisme, anéantirait la réflexion sur la démesure patriarcale à l’œuvre.
Pour des raisons évidentes, Menet, privé de testostérone, ne porte pas sur son expérience et les lieux qu’il habite et traverse un regard chargé de désir ou d’envie de posséder, un regard masculin. Il détaille d’ailleurs à plusieurs reprises les particularités singulières de sa croissance sans hormones mâles, lui donnant une figure ni masculine, ni féminine. Dans sa vie intérieure privée d’impulsions sexuelles conventionnelles, la beauté est pour lui juste cela, la beauté, de même que la laideur, la laideur. Au-delà de cette anomalie physiologique, comment d’ailleurs des gens qui ne se perçoivent pas comme des gens, de surcroît sans corps socialisé, puisqu’hermétiquement isolés du monde extérieur, pourraient-ils réellement éprouver le désir ? C’est la dimension sociale de l’être humain qui induit chez lui le désir car, si l’on veut suivre René Girard, le désir est imitation du désir des autres, de ce qu’ils ont, de ce qu’ils aiment. L’esclavage nie la notion même d’altérité. Que reste-t-il alors, sinon des simulacres de plénitude ?
L’écriture est un de ces simulacres. En un commentaire narquois sur son propre art, Mme Toudonou glisse sous la plume de Menet que le récit est, à tout prendre, “recherche de plausibilité”, “réalité admissible”, mais aussi création du “mieux que vrai”. Ce qui reflète tragiquement la position de l’eunuque, qui doit découvrir dans l’existence quelque chose dont il doit se convaincre qu’elle est “mieux”, pour sublimer sa sexualité amoindrie. Il n’aura jamais accès à certaines vérités ouvertes par la sexualité sur le pouvoir, et par l’intimité sur la psychologie commune. Il doit reconstruire en permanence, par l’écriture, son expérience et celle des autres, son ressenti étant différent du fait de son handicap. Très tôt néanmoins, il s’aperçoit que ne pas être guidé en permanence par des pulsions lui donne une supériorité dans de nombreuses situations, une lucidité qui le met à part, car “la nature humaine se laisse si modérément appréhender qu’il se décèle fort peu de personnes à même de mettre en mots l’être qu’ils sont censés connaître le mieux, c’est-à-dire eux-mêmes.” Heureusement, son attirance cérébrale pour la beauté le sauvera de devenir un homme calculateur et froid ; ses terribles épreuves lui ont également appris l’empathie, et il juge souvent ses bourreaux avec une équanimité certaine.
Cette écriture où le désir s’absente est un trait saillant du roman, et donne sa crédibilité au projet. Derrière le souffle de la reconstitution historique, le sujet de “Paria” est bien le triomphe des faibles sur le pouvoir qui les prive d’être. Il aurait été invraisemblable de leur donner la même voix que la masculinité inhumaine qui façonne le monde à son image violente et violeuse. D’autant qu’en cette fin du 19e siècle, ce modèle est à bout de souffle, menacé de toutes parts : cette société s’étourdit de jouissance sachant sa fin proche. Elle jouit, mais n’en tire plus aucun plaisir. À ce titre, le portrait de la première sultane, au service de laquelle Menet est affecté à ses quinze ans pour ses dons de poète, est représentatif de l’effet dévitalisant du pouvoir ottoman à l’époque de sa décadence : mince, à rebours des canons de la beauté en vigueur à la Cour, Fatim est cliniquement dépressive. Elle a perdu huit enfants à la naissance, créant une incertitude dynastique. L’infertilité s’est installée au cœur de la reproduction du pouvoir. Pas vraiment le portrait que l’on attend d’une femme au sommet d’un rassemblement des plus belles esclaves du monde. Entre hommes privés de leur humanité et femmes privées de leur liberté, toutes et tous sacrifiés à des intérêts supérieurs extérieurs à leurs vies, s’établissent des ententes furtives. Les deux extrêmes dans l’absence de destin se rejoignent et Menet partage rapidement la couche de la première Kadin.
4. Réflexion sur les extrêmes de la condition humaine et la nature du pouvoir.
“La mort m’avait certes refusé, mais la vie non plus n’avait pas l’air particulièrement enchantée de me garder.” On a déjà vu comment Menet s’accommodait, pas toujours au mieux, et non sans risques étant donné les sentiments ambigus qu’il garde par-devers lui, de sa condition d’esclave. Il doit dès les premières semaines suivant sa capture et sa convalescence effectuer un retour permanent sur lui-même pour trouver, et se prouver, une volonté de vivre. “Il en va ainsi, je pense, des épisodes qui vous marquent avec trop d’acuité et que votre esprit refuse d’occulter avec le temps, tant ils ont ébranlé votre être tout entier, et remis en cause votre vision du monde que vous croyiez immuable.” Pour un homme qui a si peu prise sur son destin, dont chaque mouvement a été dicté et codifié, la vie se résume à des chocs extérieurs à sa volonté – changer de propriétaire étant peut-être le plus angoissant. Il faut accepter en silence, de peur de perdre le peu qui reste, d’être trimballé de monde en monde, et de devoir dire adieu à tout en une seconde. Menet note cependant que les hommes, à l’usage, sont plus soigneux de leurs possessions que de la vie des autres hommes. Et comme il n’est pas un homme mais justement une possession, il n’a pas même le luxe d’être tué, ce qui est tour à tour une bénédiction et une malédiction. Malédiction de n’être pas – bénédiction d’échapper au regard des maîtres, pour peu que l’on sache donner le change.
À l’extrême opposé, il y a le sultan. Menet utilise la métaphore de l’atome pour faire comprendre la nature du sultan (et pour ceux qui se poseraient la question : oui, l’atome est un sujet d’actualité dans l’Europe du début du 20e siècle). Il est le noyau imperturbable autour duquel gravitent les électrons, se heurtant au besoin. Le sultan est non seulement le pouvoir, mais encore ce que les autres n’ont pas, femmes, eunuques, princes encagés : le phallus suprême ! Sommet d’un patriarcat phallocratique jusqu’à la caricature, il fait rayonner autour de lui des succédanés de pouvoir sans portée réelle, délégués à la Validé (sa mère), au Kizlar (chef des eunuques), aux ministres, etc., en s’assurant que ces électrons n’ont aucun pouvoir de procréation.
Ce pouvoir se trompe pourtant de cible. En faisant de la culture une démonstration de richesse, un objet de luxe, il laisse filer entre ses mailles serrées le véritable esprit créatif, critique, qui est inquantifiable, donc invisible à ses instances de surveillance. Menet, ce non-vivant, se déplace dans la culture à l’insu de tous : homme sans sexe, il n’est qu’une création de ce pouvoir, qui l’a pris dans son état d’enfance pour en faire une aberration utilitaire, et se libère à son tour en forgeant patiemment son propre pouvoir intellectuel. Ses poèmes, en apparence bibelots, pour paraphraser Mallarmé, sont en fait minés : supercherie ultime, il déclarera à Kaba la survie de son amour par la bouche même de son rival le sultan, qui s’est attribué son poème par droit “naturel” à la propriété intellectuelle de tous ses sujets. Mettre ses mots dans la bouche de l’ennemi, même si cela est infiniment douloureux, est un premier acte significatif de sabotage de l’absolutisme.
5. Écrire, est-ce se libérer ?
Les nouvelles de la Première Guerre mondial trouvent Menet paisiblement installé dans son jardin, à écrire. Son projet avoué : rédiger une vie de Djalil, eunuque révolté dans l’Irak du 9e siècle. “À défaut de procréer, créer une œuvre artistique.” Toute sa vie, il aura été torturé par l’idée de ne laisser aucune trace de son passage sur terre, à double titre, puisqu’il a été statutairement privé du droit à la parole, et privé physiquement de descendance, situation particulièrement cruelle sur un continent où la filiation, la continuation sont primordiales. “Je n’ai pas, je n’aurai pas d’enfant, pour me raconter.” L’écriture sera au moins un succédané à ce devoir de poursuivre une lignée : “les deux peuvent prolonger une existence.”
“Le livre ne procrée pas à son tour, contrairement à l’enfant. L’enfant meurt à son tour, contrairement au livre.” Même si sa vie ne sera jamais pleinement accomplie, il a appris au contact des blancs de Turquie l’utilité et l’importance de perpétuer une pensée et des expériences de vie. Ne serait-ce que pour triompher de ses bourreaux. Non par la violence, qu’il a suffisamment subie pour connaître son infini manque de substance, son animalité sans lendemains, mais en témoignant de la violence pour nourrir et inspirer la révolte des victimes futures.
“Je suis une proie. Une proie qui a pris la plume.” Or la littérature, c’est encore souvent l’histoire du chasseur. La figure du héros ou de l’héroïne suppose une volonté, des réponses apportées aux provocations du destin, le bon ou le mauvais choix. Menet n’a jamais eu ni volonté, ni choix, même s’il s’aperçoit en sortant du Harem qu’il a bel et bien un destin. Mme Toudonou livre ici une réflexion intéressante sur l’introduction de la littérature écrite par l’Occident conquérant chez les peuples de l’oralité : tombée dans les mains des vaincus, des esclaves, des proies, elle est une arme que le Sud global n’aura de cesse de retourner contre ses maîtres, pour les forcer à reculer moralement et qui sait un jour, réellement. L’esclave dira d’abord la marchandisation à laquelle il a été réduit, inventaire indispensable avant de pouvoir s’ériger comme sujet. C’est ainsi l’Afrique qui s’ouvre à la profondeur historique plutôt que mythique, au politique plutôt qu’au spirituel, à travers Menet qui veut “immortaliser toute une lignée de gens dissous dans l’histoire”. Lui qui a été arraché à un espace-temps qui ne connaissait d’autre calendrier que celui des saisons, d’autre narratif que celui du millier d’hommes et de femmes de sa communauté, a survécu au projet d’annihilation pour parcourir en l’espace d’une vie la distance entre deux états de civilisation radicalement opposés, la civilisation de destination étant irrémédiablement inféodée au calcul du temps, et à l’obsession de s’en expliquer dans des livres. En mettant au propre son expérience tout en s’apprêtant à regagner la terre qui l’a vu naître, il essaie de résoudre une contradiction : s’établir solidement dans l’espace mental de l’envahisseur, en nourrissant sans trop d’illusions l’espoir qu’il retrouvera à son point de départ quelque chose d’un monde peut-être déjà disparu. D’une façon ou d’une autre, c’est le projet méta-structurel des littératures écrites d’Afrique en langues européennes depuis leur apparition, dont participe ici explicitement Mme Toudonou elle-même : chercher dans les décombres de la catastrophe les traces du passé, les fixer, les restaurer, tout en faisant l’inventaire des acquis exogènes pour affronter l’ennemi d’hier sur son terrain, et des souffrances qui accompagnent cette synthèse pour les exorciser.
C’est donc par la médiation de l’écriture que Menet suit ce parcours psychologiquement torturant d’objet à sujet. À “ce sentiment de vacuité et d’inutilité constant” qui caractérise son existence de force de travail privée d’autonomie, existence surveillée, éminemment publique, succède la liberté. Comme il n’a jamais été sociabilisé à cette liberté, il diffère toute existence personnelle à un double objectif, achever un livre, et regagner sa terre, où qu’elle soit. En affrontant les nombreux traumatismes qui ont jalonné son parcours, en mettant au jour la tension entre préservation et aspiration à la liberté, Menet tire l’observation en lui-même d’une dualité entre Raison Impétueuse et Raison Philosophe. Raison Impétueuse craint de retrouver solitude, difficultés, déception, dans une vie déjà trop chargée en celles-ci ; Raison Philosophe lui conseille de ne pas garder plus longtemps ces choses en lui. Elle lui dit surtout d’apprendre l’instant, sans passé douloureux ni futur sans prise, c’est-à-dire d’apprendre à vivre pour retourner parmi les hommes, même et surtout si c’est ailleurs. “Il ne me fallait pas disparaître avec tout cela en moi”, conclut-il. L’écriture, dans un sens, est son dernier acte d’esclave, qu’il consacre à la relation de son esclavage et de celui des autres. L’écriture lui sert d’espace de transition où faire le point sur qui il est, transition vers un état qu’il n’a jamais connu : la vie privée. Ce sera un nouveau chapitre, où le lecteur ne sera pas invité. Peut-être Carmen Toudonou nous livre-t-elle ici une métaphore de la condition de l’écrivain. Cette personne qui nous donne accès en apparence à son intériorité et à celle des autres, qui nous accompagne dans nos déplacements, dans notre repos, est-elle bien – une personne ? Non. C’est une construction fictive. Menet nous laisse sa fiction, et rejoint la vraie vie.
6. D’une révolte à l’autre : apprendre la liberté.
Djalil est un protagoniste clé de la rébellion des Zanj (Zendj ou Zinj), esclaves africains issus de la traite de l’océan Indien disséminés dans les espaces agricoles sous contrôle des califes Abbasides (soit l’Irak, de nos jours). Cette rébellion éclate en 869 et fera entre 500 000 et un million de morts sur une dizaine d’années, entraînant pratiquement la ruine du Califat et marquant le début de son long déclin, jusqu’à sa conquête par… les Ottomans.
Djalil est né vers 840. Dans les années 850, il est affecté aux champs de sel du Califat. “L’or blanc” domine les échanges commerciaux avec les caravanes. Ces esclaves agricoles sont sans doute ceux qui travaillent dans les conditions les plus atroces. Les planificateurs arabes s’obstinent à dessaler les marais du Tigre pour acclimater la canne à sucre. En vain. Dès le Moyen-âge, l’exploitation capitaliste vire à l’irrationnel meurtrier, pour peu de profit. Au regard de cet enfer sur terre, Menet se reproche parfois de s’être “complu” dans cette vie du Harem, et de n’avoir jamais été qu’un rebelle de mots. La nostalgie, par le souvenir de Kaba et de Matadi, est son moteur. Pas la lutte. Son précurseur, lui, “n’avait de pensée que pour ces chapons qui s’étaient révoltés, et par leur armement rudimentaire, étaient parvenus à tenir en échec un système pluri-centenaire, doté des dernières technologies de pointe, maniées par une armée de métier complètement chevronnée.” Djalil était instruit des précédentes révoltes qui avaient secoué le Califat, au 7e siècle notamment.
Par un raccourci saisissant, Menet évoque ensuite les échos de la Première Guerre mondiale qui lui parviennent dans sa retraite, alors qu’il prépare activement son retour en Afrique. Voilà encore des quasi-esclaves, conscrits de force, qui comprennent à peine les enjeux qui dictent leur mort en masse. Pendant qu’il retrace les exploits des guerriers libres de Djalil, le monde continue de se déchirer pour des puissants dans leurs palais. Pour cet humaniste frustré qu’est Menet, l’esclave vainqueur d’il y a mille ans est porteur d’un avertissement : l’ordre supérieur, dominant, dort dans la sécurité, comme cet Empire ottoman qu’il a vu tomber du jour au lendemain, devant quelques coups de feu tirés par ces gamins, les Jeunes-Turcs, pressés de déboulonner les idoles pour entrer dans la modernité. Cet occident qui se gorge de l’invincibilité de sa supposée supériorité civilisationnelle devrait méditer sur la régularité de ces retours de flamme vengeresse de ses serviteurs.
On retrouve dans la lutte de Djalil telle que la reconstitue Menet des accents du Two Thousand Seasons de Ayi Kwei Armah, le premier roman (publié en 1972 dans la… Tanzanie anticapitaliste de Julius Nyerere) à avoir interrogé frontalement la nature égalitarienne des philosophies et sociétés africaines traditionnelles ; et de sa suite The Healers (1979) qui s’appesantit sur leur résilience indomptable et les stratégies de survie culturelle sous le joug. Dussent-ils y passer mille ans et plus, les opprimés poursuivent leur travail de fourmis. Ce sont des murmures au ras des champs ingrats, quand le garde-chiourme somnole. La culture supprimée survit en se transmettant individu par individu, dans le secret. Jusqu’à ce qu’une masse critique soit atteinte, qui permette de déclencher le soulèvement.
Ainsi se préparent pendant des mois Djalil et Ali, un érudit itinérant rallié à la cause des esclaves auxquels il apprend à lire et écrire, révolté par conscience morale et piété. Leur objectif est de créer un état libre aux portes du Califat. Ils maintiendront cinq années durant leur propre capitale, allant jusqu’à prendre Basra, une partie de la flotte, et battre monnaie. Mais la chute viendra du blanc, qui se proclamera Mahdi, envoyé de Dieu. Menet (ou Mme Toudonou ?) semble alors poser cette question à Armah : les esclaves libérés peuvent-ils faire de bons maîtres, eux qui n’ont jamais connu d’exemples de conduite fraternelle, de décence ? Pour ces “cerveaux façonnés par l’arbitraire”, le monde se réduit à une seule alternative : “servant ou serf”. Personne ne sait comment transformer sa condition. Il ne s’agit pas seulement de faire triompher la révolte politique, mais d’accomplir ensuite une révolution psychologique pour l’enraciner.
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Viol, mutilation, mais aussi et surtout, “la beauté, l’éloquence, le pouvoir, l’or” n’ont pu anéantir l’être profond de Menet et de Kaba. Et Menet, au moment de poser la plume pour renouer avec le fil de son existence interrompue il y a un demi-siècle, décide qu’il n’a pas à le leur expliquer, à ces étrangers. “Ces gens n’avaient pas accès à ces choses-là.” Il ne se justifiera plus. C’est d’ailleurs lors d’un séjour éprouvant en prison, quand il devient pleinement un captif, un condamné, un paria sans circonstances atténuantes aux yeux de sa société d’adoption, qu’il se sent à l’aise avec lui-même pour la première fois de sa vie, dénué de toute arrière-pensée. Qu’il s’accepte. Questionné par le sultan lui-même sur ses motivations, il ne prend pas la peine de lui répondre, renvoyant l’homme le plus puissant du monde à son impuissance intellectuelle et morale à comprendre la société sur laquelle il pense régner sans partage.
Dans son enfance à Matadi, les adultes lui répétaient souvent : “quand on meurt, on ne revient pas”. Alors qu’il vogue vers Dar-Es-Salaam, Menet conclut qu’on ne meurt pas vraiment, du moment qu’on laisse derrière soi un legs, une descendance intellectuelle. Il se souvient de cette parabole de sa grand-mère Bibi, la grande prêtresse : “Vois-tu, figures-toi une personne qui quitte sa maison pour le marché. Eh bien, c’est tout pareil. L’au-delà, c’est la maison. La vie, c’est le marché : tu viens, tu remplis ton panier, et puis tu rentres à la maison où t’attendent tes parents.”
À l’instar de “L’Eunuque et l’empereur” de Solo Niaré, “Paria” est le genre de fresque romanesque vaste, riche, fouillée, dont doit s’enorgueillir la prose de langue française, et dont l’Afrique francophone a besoin non seulement pour prendre sa place auprès des best-sellers d’Afrique anglophone, mais aussi pour combler les lacunes dans les imaginations et la construction mentale de ses dizaines de millions de lecteurs encore ignorants de pans entiers de leur histoire. Après tout, en 1929, au Bénin déjà, un certain Félix Couchoro avait montré la voie avec le premier grand roman africain d’expression française. « L’Esclave ».
