Il y a des hommes qui portent plus qu’eux-mêmes.
Des hommes qui incarnent une pensée, qui reflètent une époque.
Alioune Badara Bèye est un de ces hommes.
Oui, Alioune Badara Bèye est un grand homme.
Je suis très ému d’être parmi ses collègues écrivains, ses amis et compagnons de longue date, pour lui rendre hommage aujourd’hui.
Si je dis « compagnon de longue date » ce n’est pas par simple clause de style, mais parce qu’un soir du 21 octobre 1989 je suis venu à l’ancien siège de l’Association des Ecrivains qui se trouvait à côté du building Maginot pour présenter mon premier roman (De pulpe et d’Orange) qui venait juste de sortir et à l’occasion, acheter ma carte d’adhérent au sein de ce cercle prestigieux d’hommes et de femmes dont les noms resteront à jamais en épitaphe dans l’histoire culturelle de notre pays.
Ce jour, qui est resté champlevé dans ma mémoire, j’ai eu la chance de rencontrer Aminata Sow Fall, Amadou Lamine Sall, Mbaye Gana Kébé, Ibrahima Sall, Mbissane Ngom, Mamadou Diop Traoré et tant d’autres, dont Alioune Badara Bèye qui m’a fortement impressionné par l’accueil chaleureux qu’il m’a réservé en me disant : « petit frère, tu es le bienvenu au sein des écrivains et n’hésite pas à me solliciter, chaque fois que tu auras besoin de moi ».
Alioune Badara Bèye était simple, mais il était impressionnant. Ce qui n’enlève en rien, que chacune des personnalités du monde littéraire que j’ai eu la chance de rencontrer ce jour était, est reste une référence pour moi et continue à me servir d’exemples dans leur constance et leur contribution au rayonnement culturel de notre pays.
Mes chers amis et collègues, se pencher sur le parcours d’Alioune Badara Bèye c’est contempler une période essentielle de l’histoire de notre pays et méditer sur un pan entier de la vie culturelle. Mais, partons de l’essentiel : parlons de l’homme. Oui, parlons de l’homme puisqu’avec lui nous honorons aujourd’hui la culture à visage humain.
Alioune Badara Bèye est né le 28 septembre 1945 à Saint-Louis (Sénégal). Après ses études, il a été dans la marine française et sénégalaise puis à la douane pendant cinq ans, ce qui lui a permis de beaucoup voyager avant de rejoindre pendant quinze ans le service du contrôle économique.
Il pouvait poursuivre tranquillement sa carrière administrative qui lui donnait beaucoup de satisfactions, mais à la surprise de tout le monde, il fit le périlleux choix de vivre de sa plume. Il est entré à l’Association des Ecrivains très jeune, du temps de Birago Diop et il fallait pour y être membre, publier une œuvre de fiction, roman, nouvelle, théâtre, conte ou policier, par une maison d’édition reconnue. Donc le compte d’auteur était exclu, selon les statuts de l’association.
Comme il l’a toujours cru, soutenu et défendu « la vie culturelle aux acteurs culturels », il crée en 1992 sa propre maison d’édition « Maguilen » qui porte le nom du fils du poète président Léopold Sédar Senghor, et mit en place sa propre maison de production Dialer du nom de sa grand-mère à qui, il rend hommage. Ainsi il consacra toute son énergie sur la création littéraire et la culture. Très tôt donc il avait montré que la couleur de ses convictions, c’était sa plume, et il a toujours affirmé avec fierté son appartenance à la famille des hommes de lettres.
Il est bon de souligner qu’il n’est pas juste d’affirmer que c’est l’Association des Ecrivains du Sénégal (AES) qui a fait Alioune Badara Bèye. Car au moment où je le rencontrais pour la première fois, il était simple membre et pourtant contrairement à ce que pensent certains, il avait été connu avec quatre œuvres publiées aux Nouvelles Editions Africaines et primé au concours de théâtre interafricain avant de venir dans l’association.
Il y a eu à la tête de l’AES d’éminentes personnalités des lettres comme Birago Diop, Aminata Sow Fall, Amadou Lamine Sall, puis Mbaye Gana Kébé qui avaient créé un parti politique (ce qui n’est pas compatible avec l’association où l’on ne fait pas de politique), ensuite ce fut Alioune Badara Bèye en 2005. Donc pour rendre hommage à un homme de cette dimension actuellement en 2015 il serait bon de faire l’état de la situation de cette Association qui nous unit pour comprendre le chemin traversé et les difficultés surmontées.
Je suis très à l’aise pour parler de l’évolution de cette association qui après son premier siège a érigé ses quartiers à la rue Jules Ferry dans des locaux exigus avec un mobilier réduit au minimum et un personnel limité à une secrétaire dévouée qui a fait preuve d’une fidélité permanente, parce que croyant en l’homme Alioune Badara Bèye et en ses projets.
Le dramaturge Alioune Badara Bèye doit sa longévité au sein de l’Association aux résultats extraordinaires qu’il a obtenus à la tête de cette structure, parmi lesquels nous pouvons citer : Keur Birago bu bess (siège actuel de l’AES), les six symposiums internationaux, les célébrations régulières des Journées internationales de l’Ecrivain africain, l’inauguration de la rue des écrivains par le chef de l’Etat, la promotion des écrivains et la parution du journal l’Ecrivain, entre autres.
Choisirait-il d’être politicien ? Alioune Badara Bèye réussirait certainement avec beaucoup de brio une grande carrière politique nationale, il en avait toutes les qualités et les moyens, mais sa notoriété s’arrêterait immanquablement à la durée de l’exercice du pouvoir d’un chef d’Etat comme beaucoup l’ont vécu. En homme averti et voulant servir durablement les arts et les lettres, il a choisi une autre voie qui lui a permis de tisser des relations avec tous les dirigeants politiques que nous avons connus depuis l’indépendance du Sénégal, sans s’encombrer de barrières idéologiques ou d’attitude partisane. La seule motivation pour lui était guidée par les intérêts des écrivains en particulier et de la culture en général. Alioune Badara Bèye savait que pour changer les choses, il fallait accéder aux leviers stratégiques du pouvoir tout en gardant ces distances et sa liberté de créateur, car il est indéniable que la culture est plus charnelle, plus humaine et elle permet d’être là où l’histoire se fait et d’aller là où personne ne va.
C’est ainsi que nous avons eu depuis Senghor l’académicien, une vie culturelle florissante avec de nombreuses réalisations et en prime le Festival Mondial des Arts Nègres. Abdou Diouf est venu, et dans le même sillage que le Président poète, a fait des réalisations substantielles malgré une conjoncture économique peu favorable, la preuve, Keur Birago, c’est lui qui l’a acheté, et c’est le président Wade qui a considérablement amélioré sa fonctionnalité, son confort et ses dimensions actuelles. Même le fait qu’on dise dans la constitution du Sénégal que le Premier Protecteur des arts et des lettres est le Président de la République, est un acte purement politique qui a été décidé dans ce temple de la culture.
S’il y a un espace ouvert au Sénégal, c’est bien Keur Birago bu bess ! Cette maison, qui jadis appartenait à l’éminent écrivain du même nom, reçoit actuellement des hommes de lettres, des musiciens, des artistes-plasticiens, des cinéastes et bien d’autres hommes de culture. Une diversité, qui n’exclut personne. Dans ce lieu d’échange, il est fait la promotion de jeunes auteurs qui étaient à l’ombre qu’on a fait ressortir et qui n’avaient pas la chance d’être édités. Trois anthologies dont deux de jeunes de moins de 20 ans ont été publiées. C’est à Keur Birago bu bess, en partenariat avec l’ONDH et l’association qu’on a édité une anthologie de poésie sur les mines antipersonnelles, et un concours dont le premier prix avait été remporté par feu Olla Faye, un journaliste qui était à Sud Quotidien et 300 poèmes avaient été reçus.
En dehors de beaucoup de livres prestigieux l’AES a sorti deux ouvrages « Regard sur la francophonie » en 1992, dont l’un est préfacé par Abdou Diouf, l’autre par Nguesso et Mandela, et qui sont des best-sellers.
Actuellement, il y a au moins cinq ou six Grand Prix du Président de la République, sans compter d’autres écrivains sénégalais qui se sont imposés comme lauréats dans divers prix et distinctions aussi bien nationaux qu’internationaux.
Sachant que l’arme de l’intellectuel c’est sa plume avec tous les dangers, les risques et l’intolérance que cela engendre, Keur Birago bu bess reçoit des écrivains nationaux et étrangers qui sont de passage et qu’on laisse en résidence tout le temps qu’il faut pour leur sécurité et leur bien-être.
Pour rester au niveau des réalisations comment, dans le contexte qui est le nôtre, ne pas citer sous le magistère d’Alioune Badar Bèye, l’augmentation du Fonds d’aide qui était entre 40 et 50 millions, et qui est porté actuellement à plus de 600 millions.
Honorer Alioune Badar Bèye, c’est en effet honorer la force des convictions, le pouvoir des idéaux et le volontarisme progressiste pour la cause de la culture, des arts et des lettres. Il a voulu moderniser l’AES. Pour en faire une vitrine ouverte sur le monde. L’exemple le plus édifiant c’est le PEN international (Poètes, Nouvellistes, Essayistes), dont il est membre depuis 1987 et dont le siège est à Londres. C’est la plus ancienne association d’écrivains dans laquelle il y a des sections. Il y a les écrivains de la liberté dont faisait partie Nelson Mandela, des écrivains en prison, des écrivains en exil, ce sont des sections qui sont dirigées par des écrivains, la plupart des prix Nobel. Les prix Nobel sont pratiquement tous sortis du PEN international et Alioune Badar Bèye est membre de ce comité.
Il a suivi les pas, d’abord de Senghor ensuite Sembène Ousmane qui a fait presque 20 ans à la tête du PEN international avant de laisser le témoin à Mbaye Gana Kébé. Si je parle du PEN en rendant hommage à Alioune Badar Bèye c’est parce que cette institution internationale est le pendant de l’association des écrivains dont il est le président, c’est une cellule ici, mais sur le plan international, le PEN règle beaucoup de problèmes hors littérature et avec les critiques d’art par exemple. En 2007, l’Association a eu avec le PEN à organiser la première réunion du Congrès du PEN international avec 300 centres. Le mérite d’Alioune Badara Bèye et de feu Mbaye Gana Kébé est que depuis 1921 date de sa création, le PEN n’avait jamais tenu de congrès en Afrique. Le congrès de 2007, avec 300 centres, avait été pris en charge par les autorités étatiques qui ont d’excellents rapports avec les écrivains de notre pays (c’est un pays où aucun écrivain n’a été condamné) et depuis, le PEN international n’arrive pas à organiser un congrès de la dimension de Dakar qui est cité partout comme exemple.
S’il est vrai que la plume est solitaire par excellence, Alioune Badara Bèye pour poursuivre la lancée d’Aminata Sow Fall s’est évertué à donner à l’AES une dimension internationale, et une reconnaissance extérieure.
L’Association des Ecrivains du Sénégal, lors des différents événements qu’elle a organisés a reçu plus de deux cents écrivains d’Afrique, d’Europe et des autres continents dont des académiciens connus, des hommes politiques de toutes les dimensions, des prix Nobel de littérature et trois fois le Président de la République.
Actuellement, il faut admettre sans fausse modestie qu’avec Alioune Badara Bèye, il n’y a pas d’association qui a la lisibilité et la capacité d’organisation de l’AES en Afrique.
Dans le cadre de la Francophonie, Alioune Badara Bèye faisait partie des cinq vice-présidents de la FIDELF avant d’être proposé par Aminata Sow Fall, comme président. Il est donc l’unique ressortissant de l’Afrique ou même du tiers-monde à avoir dirigé la Fédération Internationale des Ecrivains de Langue Française qui est installée à Montréal et qui regroupe quelque chose comme 20 à 30 000 écrivains.
Dans le rayonnement impulsé par Alioune Badara Bèye, il y a le Prix des Cinq Continents, aucune association d’écrivains d’Afrique ne siège dans ce comité sauf l’AES, et le comité de sélection du concours nous envoie autour de 150 ouvrages.
Quand on lui reprochait d’être riche, il répondait, je cite : « … Ma principale richesse, c’est ma création, Le Sacre du Ceddo 1982, Nder en flammes 1988, “Demain la fin du monde”, c’est moi. Mes films sont vendus. Je vis de ma production très largement. Mes œuvres sont vendues, dans toutes les télévisions européennes. “Lat-Dior”, “Nder en flammes”, diffusées par 52 chaînes, “Demain la fin du monde”, a été diffusée sur CFI, Arte, Tv5… ».
Il faudrait ajouter à cela qu’Alioune Badara Bèye est le premier non fonctionnaire nommé au Théâtre national Sorano comme président du Conseil d’administration. Avec lui le budget qui était à moins de 200 millions et maintenant à plus de 400 millions. Il a bénéficié de cette même confiance au CNRA où il a représenté la littérature et il était chargé de la coordination du troisième Festival mondial des Arts nègres (FESMAN III).
En dehors de ses qualités d’essayistes et de dramaturge, il faut ajouter à ces œuvres deux romans « Les bannis de Tandjiba » qu’il vient récemment de publier, onze ans après « Raki : fille lumière ».
Alioune Badara Bèye, l’enfant, né à Saint-Louis et fervent disciple Layène, est un citoyen du monde. Il le connait bien, ce monde pour l’avoir sillonné d’est en ouest et du nord au sud. Il a compris à travers ses nombreux voyages que rien n’est statique ou identique d’un pays à un autre. En le côtoyant et en l’écoutant, on sent en lui que ce monde nouveau, global, l’a changé, mais dans son tréfonds il n’a pas perdu la volonté de le changer en retour, de l’orienter dans le sens de nos valeurs. Ces valeurs, il les avait mises au fronton de l’association et tous les jours il s’acharnait à les matérialiser par des actions de défenses et de promotion des écrivains et comme il le disait lui-même, je cite : « Je refuse d’être l’otage de qui que ce soit quand je suis persuadé que c’est pour le bien des écrivains que je m’active ». Il ne s’est jamais laissé impressionner, ni par les états de fait ni par les effets de manche. Il a AGI…
Cette énergie, plus forte que la passion, il la tire de sa propre expérience et de ses origines. Il sait ce que signifiaient l’injustice et la cruauté. Il les avait éprouvées dans son être même, dans sa chair, quand souvent accusé par une rumeur ignoble, il avait dû défendre lui-même, et parfois un peu seul, son honneur contre des personnes tombées dans les encolures diaboliques de l’appât du gain facile et du profit sans sueur.
C’est un homme qui croit plus que tout à la liberté et qui est même chargé, par ses fonctions mêmes d’écrivain, de la défendre, cette liberté.
S’il est un mot qui donne le sens de ce qu’est la vie d’Alioune Badara Bèye, ce mot c’est la liberté. Indépendance, impartialité, intransigeance, innocence et pardon, voilà le leitmotiv qui guide tous les jours ses actions, une vie dont ses collègues, sa famille, ses enfants, ses proches peuvent ressentir une fierté légitime, une fierté immense.
Je fais partie de ses proches par l’écriture. C’est donc, en homme libre sans contrainte aucune, en écrivain qui croit en la vertu de sa plume, en cadet qui n’a jamais reçu aucun privilège venant d’Alioune Badara Bèye, qu’à travers ses lignes je donne du sens à mon hommage à ce grand homme par respect, par solidarité, par courtoisie et reconnaissance d’un travail prestigieux de longue haleine fait par un serviteur pour sa communauté.
En écrivant ces lignes j’ai compris que ce qui donne un sens à l’existence d’Alioune Badara Bèye, si riche, ce qui fait qu’il a su donner une unité à un parcours si divers, c’est qu’il a fait le choix, toujours le choix, de servir, en toutes circonstances et surtout en toute liberté, la dignité humaine à travers la culture.
Au fond, c’est sans doute à cela que l’on reconnaît et que l’on retiendra des grands hommes : quand on se retourne sur leur illustre parcours, l’avenir nous apparaît d’un coup plus clair.
Alioune Badara Bèye, comme souvent les grands hommes, n’était pas toujours entendu, mais il était toujours écouté.
Repose en paix, mon « GRAND »
Mamadou SAMB
Ecrivain