L’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad) a rendu hommage au Pr Djibril Samb, « un sage philosophe trempé dans la pure tradition universitaire », en lui remettant, le 10 juillet dernier, la médaille de l’Ucad en guise de reconnaissance pour avoir cédé la totalité de ses droits d’auteur à l’université, soit une trentaine d’ouvrages déjà édités, ou en cours.

Par Seydou KA


Le livre est l’instrument de la mémoire comme l’a illustré le « Phèdre » de Platon. Donc en cédant la totalité de ses droits d’auteur – une trentaine d’ouvrages déjà édités ou en cours – à l’institution qu’il a longuement servie, le Pr Djibril Samb lui cède également une partie de sa mémoire. En guise de reconnaissance et de gratitude pour ce « legs inestimable », le recteur Ahmadou Aly Mbaye a remis au philosophe la médaille de l’Ucad lors d’une cérémonie organisée le 10 juillet dernier dans l’enceinte de l’université. Un hommage plus large est prévu par l’Institut fondamental d’Afrique noire (Ifan) dont il a été le directeur pendant une dizaine d’années (1996-2005) et qui devrait déboucher sur des « Mélanges offerts à Djibril Samb ». « Après avoir servi l’Ucad doublement, en tant qu’enseignant au département de philosophie et directeur de l’Ifan, la cession de vos droits d’auteur témoigne de votre profonde reconnaissance à l’Ucad où vous avez passé toute votre carrière académique. Votre geste, d’une haute portée académique, nous obligerait à vous décerner le titre docteur honoris causa si nos us et coutumes l’avaient autorisé », explique le Recteur, saluant la « sagesse », la « noblesse d’esprit » et la « générosité » du philosophe « mondialement connu pour son érudition ».
Le Pr Mbaye Thiam a, lui, mis l’accent sur la productivité du Pr Samb avec une cinquantaine de titre déjà édités ou en cours et sa capacité de dissémination des savoirs. « Le Pr Djibril Samb a passé sa vie à communiquer scientifiquement », a-t-il expliqué. De son côté, Mame Maram Seck de l’Ifan a mis en avant la « générosité » du philosophe. Générosité dans l’âme ; ce qui explique sa disponibilité à partager par ses publications son immense savoir dans des domaines si variés, générosité de cœur par son attachement et sa fidélité à l’amitié vertueuse aristotélicienne, mais aussi générosité matérielle par les produits fruitiers de son jardin qui sont périodiquement distribués à ses amis et collègues après qu’il fut assuré que les autres vivants de son jardin, en particulier les oiseaux, aient pris leur part de la récolte.
FILS DE CADI DEVENU PHILOSOPHE
Djibril Samb est issu d’une famille originaire de Djomb Samb marquée par une longue tradition de maitres coraniques et de redoutables guerriers dans le Cayor. La famille Samb s’est ensuite installée à Saint-Louis depuis plus de deux siècle. Son père, Amadou Makhtar Samb, jurisconsulte musulman, a assuré la charge de cadi au tribunal musulman de cette ville tricentenaire pendant près de quatre décennie et est l’auteur de nombreux ouvrages sur le droit successoral en islam. Cependant, comme il nous l’a confié dans une interview en 2019, « il y a longtemps que le fils de cadi est mort pour renaitre philosophe ». En effet, le Pr Djibril Samb pense et agit en philosophe dans ses actes quotidiens car pour lui le territoire de l’humain est la patrie du philosophe. Il en a encore donné une parfaite illustration lors de la cérémonie d’hommage à l’Ucad. Avec, une « singularité » cette fois-ci, un discours improvisé, en s’inspirant de la belle métaphore de Karl Marx, consistant à distinguer le tissage de l’abeille et le travail de l’architecte, le philosophe a entretenu son public pendant plus d’une demie heure de ses projets académiques.

SON APPORT DANS LES ÉTUDES PLATONICIENNES

Plutôt proche de Wagner (qui voue un profond respect aux maitres alors que Nietzche pensait qu’il fallait s’en débarrasser au plus vite), le Pr Samb a commencé par rendre hommage à ses « illustres maitres » – notamment Djeydi Sy qui a dirigé son mémoire de maitrise, décédé le 5 février dernier, grand spécialiste de Spinoza – et plus récemment à son ancien collègue Momar Coumba Diop décédé le 7 juillet à Paris, qu’il a fréquenté longuement à l’Ifan. « Momar Coumba Diop avait avec moi cette passion pour les problèmes de l’édition scientifique ». Le Pr Samb est ensuite revenu sur ce qu’il considère être son principal apport dans certains ouvrages qu’il vient de céder à l’Ucad. Parmi ces ouvrages, il cite « Les premiers dialogues de Platon : Structure doctrinale et ligne dialectique » (Neas, 1997). Un ouvrage très important pour lui parce que, dit-il, « s’il y a quelque chose qu’en tant que platonisant  j’ai apportée aux études platoniciennes, çà se trouve d’abord dans ce livre ». En effet, c’est dans ce livre qu’il définit dans une longue introduction sa méthode d’exégèse interne de l’interprétation des textes suivant un certain nombre de règles extrêmement précises. Il y dégage également la structure générale des premiers dialogues. Il note à ce propos qu’il y a eu une évolution dans l’histoire parce quand les études platoniciennes ont démarré dans l’époque moderne, il y a eu une sorte de division intellectuelle du travail entre les spécialistes de la littérature grecque et les historiens de la philosophie, les premiers s’occupant des premiers dialogues, les seconds ceux de la vieillesse. « Alors, quand je me suis penché sur les premiers dialogues, j’ai pensé que ces textes ne pourraient être appelés littéraires qu’au sens où les Allemands parlent d’une littérature seconde désignant un certain type d’œuvre qui n’est pas littéraire par nature mais qui présente un certain intérêt littéraire par le fait même des conditions littéraires de sa production. Pour moi, les premiers dialogues ne sont pas de la littérature seconde, c’est de la littérature philosophique, ils appartiennent à un genre littéraire parfaitement connu depuis Socrate et qu’on appelle discours socratique », souligne le Pr Samb. Malheureusement, la principale source de ce genre littéraire, Cimon, n’est mentionné nulle part par Platon.

COMMENTAIRE DE L’EUTHYPHRON

L’autre ouvrage « extrêmement important » en relation avec les études platoniciennes, c’est son « Commentaire de l’Euthyphron » (plus de 400 pages), faisant œuvre de pionnier dans le monde francophone. Il s’y attaque notamment à la redoutable section 10a-11b qui n’a pas été beaucoup commenté en France. Il y montre qu’il n’est pas certain que certains principes dégagés par Aristote émanent directement de lui. En effet, « cette section est d’une rigueur, d’un caractère logique, j’allais presque dire d’une logicité telle que ça impressionnerait Aristote lui-même ». « Le lexique des stoïciens » constitue également un ouvrage important parce que les Stoïciens constituent « une école assez particulière ». « Il n’y a pas de traité ni d’ouvrages complets, il n’y a que des milliers de fragments, de telle sorte que, pour définir un concept quelconque, il faut étudier attentivement ces milliers de fragments et discuter de centaines d’écoles et de sous-écoles », constate le Pr Samb. Il informe que son célèbre ouvrage « L’interprétation des rêves en Afrique noire » qui est totalement épuisé, sera prochainement réédité, augmenté et remanié. Son « Manuel de méthodologie et de rédaction bibliographique » (587 p.) est aussi particulièrement apprécié par la communauté universitaire.

BIOGRAPHIE DE SOCRATE
Consacrant tout son temps à l’étude depuis sa retraite, le Pr Samb est engagé depuis près de quatre ans sur un immense chantier : la rédaction d’une biographie de Socrate. Le philosophe voulait s’offrir « un cadeau d’anniversaire » à l’occasion de ses 70 ans l’âge qu’avait Socrate à sa mort. « Mais quand j’ai commencé à travailler sur la biographie de Socrate, je me suis rendu compte que la question était infiniment plus complexe que je ne l’ai d’abord pensé et j’ai failli même avoir un mouvement de découragement », avoue le philosophe. Entré dans sa 74e année aujourd’hui, il a déjà bouclé la rédaction des deux premiers volumes – « Socrate dans tous ses états » et « Socrate dans tous ses éclats » – et entamé l’écriture du 3e volume. Si cette affaire a pris autant de temps, c’est qu’il s’est rendu compte que contrairement à la perception générale « Socrate n’est pas si connu que cela ». « Je n’ai trouvé aucune biographie me renseignant sur sa famille, ses enfants, sa carrière militaire… », dit-il. Il décide ainsi de faire une recherche très approfondie, éclairant au passage, « sur la base de sources biens identifiées », certaines confusions entretenues de longue date par les platonisants à propos notamment de Meletos, un personnage clé du texte de la plainte. Bref, cette biographie de Socrate, un sujet qui le passionne, est tellement exigeante et difficile qu’il a dû suspendre d’autres chantiers – une biographie de Kanka Moussa et ses « Commentaires sur les philosophes africains » – pour s’y consacrer entièrement. Mais il a été rattrapé par deux sujets d’actualité, l’obligeant à y consacrer des livres en cours de rédaction. Le premier porte sur la recolonisation de l’Afrique. Pour le vieux militant de la gauche dure qu’il fut – il a connu deux ans de prison dans les années 70 pour ses activités militantes – il s’agit de préparer une pensée africaine stratégique visant à « faire face à toute tentative folle qui tenterait de remettre en cause l’unité de la condition humaine ». Le deuxième porte sur la philosophie qu’il expérimente, la tilogie (le quelque chose). Alors qu’il avait décidé de ne pas faire de traité, « mais avec l’âge, je me suis rendu compte qu’il fallait mieux peut-être aider la providence et essayer de la devancer si cela se peut en préparant une synthèse ». L’ouvrage en question a pour titre « L’obscure souvenance de quelque chose ».

Le Soleil