Par Lucien Houédanou
𝗠𝗔𝗥𝗬𝗦𝗘 𝗖𝗢𝗡𝗗𝗘́ nous a quittés il y a quelques semaines. La photo des couvertures, publiée par Antoine Tako , de sa grande œuvre “Ségou”, palpitant roman en deux volumes , m’a donné envie de ressusciter de mes archives une critique de “Ségou”. E𝘹𝘵𝘳𝘢𝘪𝘵 𝘥𝘶 𝘷𝘰𝘭𝘶𝘮𝘦 2 (𝘢̀ 𝘱𝘢𝘳𝘢𝘪̂𝘵𝘳𝘦) 𝘥𝘦 𝘮𝘦𝘴 “𝘔𝘦́𝘮𝘰𝘪𝘳𝘦𝘴 𝘥𝘦 𝘤𝘳𝘪𝘵𝘪𝘲𝘶𝘦”, 𝘤𝘦 𝘵𝘦𝘹𝘵𝘦 𝘢 𝘦́𝘵𝘦́ 𝘱𝘶𝘣𝘭𝘪𝘦́ 𝘥𝘢𝘯𝘴 “𝘈𝘧𝘳𝘪𝘲𝘶𝘦 𝘯𝘰𝘶𝘷𝘦𝘭𝘭𝘦”, 𝘋𝘢𝘬𝘢𝘳, 𝘦𝘯 𝘰𝘤𝘵𝘰𝘣𝘳𝘦 1985.
𝙇’𝘼𝙛𝙧𝙞𝙦𝙪𝙚 𝙦𝙪𝙚 𝙈𝙖𝙧𝙮𝙨𝙚 𝘾𝙤𝙣𝙙𝙚́ 𝙛𝙖𝙞𝙩 𝙧𝙚𝙫𝙞𝙫𝙧𝙚 𝙣’𝙚𝙨𝙩 𝙥𝙖𝙨 𝙚𝙭𝙚𝙢𝙥𝙩𝙚 𝙙𝙚 𝙘𝙤𝙣𝙩𝙧𝙖𝙙𝙞𝙘𝙩𝙞𝙤𝙣𝙨 :
𝙚𝙣𝙩𝙧𝙚 𝙣𝙤𝙗𝙡𝙚𝙨 𝙚𝙩 𝙚𝙨𝙘𝙡𝙖𝙫𝙚𝙨,
𝙚𝙣𝙩𝙧𝙚 𝙚𝙨𝙘𝙡𝙖𝙫𝙚𝙨 𝙚𝙩 𝙫𝙚𝙣𝙙𝙚𝙪𝙧𝙨 𝙙’𝙚𝙨𝙘𝙡𝙖𝙫𝙚𝙨,
𝙚𝙣𝙩𝙧𝙚 𝙚𝙩 𝙖𝙪 𝙨𝙚𝙞𝙣 𝙙𝙚𝙨 𝙚𝙩𝙝𝙣𝙞𝙚𝙨,
𝙧𝙚𝙡𝙞𝙜𝙞𝙤𝙣𝙨,
𝙧𝙖𝙘𝙚𝙨,
𝙚𝙩𝙘.
Je disais à un confrère journaliste, alors que nous passions devant les vitrines d’une librairie dakaroise où 𝑺𝒆́𝒈𝒐𝒖 (1) était en promotion, que le roman de Maryse Condé était extrêmement captivant, et remarquable à tout point de vue. Ce confrère m’a répondu : « Peut-être bien, mais je doute de pouvoir le lire ; il est trop épais et il coûte trop cher ».
C’est un fait que, pour le lecteur africain moyen, 𝑺𝒆́𝒈𝒐𝒖 est un livre hors de prix, et c’est bien dommage. S’agissant en revanche de son volume, personnellement, je crois bien que, même si l’histoire avait continué de la manière dont elle est contée, sur quelques centaines de pages encore, je n’en aurais pas été lassé. Sur ce point, ce qui peut être considéré comme la faiblesse de 𝑺𝒆́𝒈𝒐𝒖, c’est la manière suspensive, frustrante pour le lecteur, dont la romancière arrête le récit, en plein champ de bataille. Peut-être 𝑺𝒆́𝒈𝒐𝒖 aura-t-il une suite… (2)
𝑼𝒏 𝒑𝒓𝒐𝒄𝒆́𝒅𝒆́ 𝒆𝒙𝒊𝒈𝒆𝒂𝒏𝒕
Abusivement, le titre focalise l’attention sur une seule ville, Ségou, qui se révèle n’être en vérité que le centre de dispersion des principaux personnages qui connaîtront, sous des cieux divers, des aventures toutes aussi poignantes et riches les unes que les autres. La moindre qualité de Maryse Condé, ce n’est pas cette puissance démiurgique par laquelle elle fait vivre un si grand nombre de personnages avec chacun son identité et sa dynamique psychologiques.
Car si le cadre historique où évoluent les personnages est commun (de 1795 à 1861 à peu près), l’auteur les fait vivre dans différentes régions. Procédé « racoleur » en ce qui concerne la diversité des lecteurs pouvant retrouver une part d’eux-mêmes dans 𝑺𝒆́𝒈𝒐𝒖. Mais procédé très exigeant aussi, car non seulement les Bambara, Somono, Toucouleur, Peul et autres ethnies des environs de Ségou, mais également les Ashanti, les Yorouba, les Fon, les Maures, les Marocains, les Brésiliens, les Goréens, etc. liront avec une attention très vigilante tout ce qui est écrit sur leur histoire, leurs coutumes et traditions.
Sur ce point, il faut dire que la documentation de Maryse Condé est étonnante de précision qui lui permet, à travers les chants notamment, de rendre jusqu’à la sensibilité artistique des peuples qu’elle fait traverser à ses personnages. Du reste, l’auteur cite, en liminaire à son roman, une liste d’historiens et de personnalités scientifiques dont les travaux font autorité sur les régions en question : « grâce à eux, indique-t-elle, cette fiction ne prend pas trop de liberté avec le réel ». Cependant, la valorisation de la ville de Ségou a une signification, explicitée en leitmotiv dans le roman, par opposition aux villes côtières surgies de la traite négrière : « Un jour tu viendras à Ségou. Tu n’as jamais vu de ville comme celle-là. Les villes par ici sont nées du trafic de la chair des hommes. Elles ne sont que de vase entourée de murailles. C’est comme une femme que tu ne peux posséder que par la violence… » (p. 285 ; 408 et passim).
𝑼𝒏𝒆 œ𝒖𝒗𝒓𝒆 𝒅𝒆 𝒎𝒊𝒍𝒊𝒕𝒂𝒏𝒕
On le voit, même si en tant que critique, Maryse Condé s’insurge contre la réduction des œuvres littéraires africaines à leur dimension « engagée », il faut dire qu’elle fait, avec 𝑺𝒆́𝒈𝒐𝒖, œuvre de militant en révélant l’Afrique dans son authenticité et avec ses contradictions. Une lecture attentive permet ainsi de noter que le narrateur donne ses lettres de noblesse à la vision animiste du monde que partagent les Ségoukaw (habitants de Ségou) : prémonitions qui se réalisent, rêves, présence des morts parmi les vivants. Même les titres des cinq parties du roman sont, chacun, une manière métaphorique, proche de la littérature orale, de résumer les principaux mouvements de l’histoire.
Toutefois, si le cadre et les personnages historiques attestés sont respectés, l’auteur, de façon quasi systématique, préfère donner la parole aux oubliés de l’histoire officielle, aux gens du peuple, aux opprimés. Car l’Afrique que Maryse Condé fait revivre n’est pas exempte de contradictions : entre nobles et esclaves, entre esclaves et vendeurs d’esclaves, entre et au sein des ethnies, religions, races, etc. Ainsi, un personnage s’entend dire : « Tu n’aurais pas pu tomber plus mal. Ici, c’est un vrai nœud de pythons. Peul fétichiste contre Peul musulman. Quadriya contre Tidjaniya contre Kounti, Songhaï contre Peul et tout ce monde contre les Bambara… » (p. 157).
𝑸𝒖𝒆𝒔𝒕𝒊𝒐𝒏𝒔 𝒔𝒖𝒓 𝒍𝒆𝒔 𝒔𝒐𝒖𝒇𝒇𝒓𝒂𝒏𝒄𝒆𝒔 𝒅𝒖 𝒑𝒂𝒔𝒔𝒆́
Et dans ces situations d’oppositions, c’est souvent sous forme de questions qu’apparaît l’étonnement de ceux qui, méprisés et brimés, s’interrogent sur les fondements de l’ordre dont ils pâtissent.
« Christianiser et civiliser l’Afrique. C’est-à-dire le pervertir ? » (p. 408) se demande l’un ;
le même : « C’était donc sa race qu’elle visait ? Pourquoi ? Les êtres à peau blanche haïssaient-ils donc naturellement les êtres à peau noire ? Que leur reprochaient-ils ? Quel mal ces derniers avaient-ils fait en naissant ? » (p. 406) ;
et un autre, qui « avait cru que l’Islam serait la terre de refuge qui le délivrerait de toutes ces pratiques qui lui faisaient horreur dans la religion de ses pères », déchante :
« Or voilà que les hommes s’apprêtaient à le gâter à son tour tels les enfants malfaisants qui détruisent tout ce qu’ils touchent ! Quadriya contre Suhrawardiya, Shadiliya, Tidjaniya. Mewlewi… Allah n’avait-il pas dit : “Laisse les hommes à leurs jeux vains ? » (p. 354).
Pas de diatribes donc ni de pamphlets. Quelques questions de temps en temps posées au lecteur par ceux qui ont souffert d’un passé que le roman de Maryse Condé fera davantage connaître que bien des ouvrages savants.
𝓛𝓾𝓬𝓲𝓮𝓷 𝓗𝓸𝓾𝓮́𝓭𝓪𝓷𝓸𝓾
𝐴𝑓𝑟𝑖𝑞𝑢𝑒 𝑛𝑜𝑢𝑣𝑒𝑙𝑙𝑒, 𝐷𝑎𝑘𝑎𝑟, 𝑜𝑐𝑡𝑜𝑏𝑟𝑒 1985
1- 𝑀𝑎𝑟𝑦𝑠𝑒 𝐶𝑜𝑛𝑑𝑒́ : 𝑆𝑒́𝑔𝑜𝑢 – 𝐿𝑒𝑠 𝑚𝑢𝑟𝑎𝑖𝑙𝑙𝑒𝑠 𝑑𝑒 𝑡𝑒𝑟𝑟𝑒, 𝑟𝑜𝑚𝑎𝑛, 𝑃𝑎𝑟𝑖𝑠, 𝑅𝑜𝑏𝑒𝑟𝑡 𝐿𝑎𝑓𝑓𝑜𝑛𝑡, 1984.
2- 𝐷𝑒 𝑓𝑎𝑖𝑡, 𝑖𝑙 𝑦 𝑎 𝑒𝑢 𝑆𝑒́𝑔𝑜𝑢 2 : 𝑀𝑎𝑟𝑦𝑠𝑒 𝐶𝑜𝑛𝑑𝑒́ : 𝑆𝑒́𝑔𝑜𝑢 – 𝐿𝑎 𝑡𝑒𝑟𝑟𝑒 𝑒𝑛 𝑚𝑖𝑒𝑡𝑡𝑒𝑠, 𝑟𝑜𝑚𝑎𝑛, 𝑅𝑜𝑏𝑒𝑟𝑡 𝐿𝑎𝑓𝑓𝑜𝑛𝑡, 1985