Faire humanité ensemble
Langue dominante. Langue dominée. Langues d’égale dignité. Ce sont là un ensemble de thèmes visités par Souleymane Bachir Diagne dans son ouvrage : « De langue à langue ». Selon que l’on adhère à l’une ou l’autre perspective, les conséquences s’avèrent radicalement différentes. Dans le premier cas de figure, pour affirmer sa suprématie, se profile un nationalisme linguistique qui s’organise autour de la conflictualité et du rejet, contrairement au second où il est plutôt question de domestication de la différence, à travers notamment un plurilinguisme fécond.
En convoquant d’emblée la question de la diglossie, si prompte à hiérarchiser la pratique des langues sur la base de statuts opposant un niveau inférieur, de moindre allure, à un autre, supérieur, capable de véhiculer un savoir de dimension internationale , Souleymane Bachir Diagne nous met ainsi en face d’enjeux fondamentaux. Ceux qui agitent l’espace francophone et que l’on retrouve dans la diglossie français-créole, aux Antilles, ou tout simplement, français-langues locales, dans moult pays africains. De par cette dichotomie encore persistante, le français y apparaît comme langue impériale voire de domination, réduisant les autres à la réalité infamante de langues périphériques. De telles postures d’adoubement et/ou d’exclusion déroulent forcément une foultitude d’interrogations qui, en arrière fond, posent la question centrale de savoir si la langue promeut le repli identitaire ou au contraire embrasse l’ouverture.
C’est précisément sur cet aspect que porte la réflexion de l’auteur. Elle se focalise sur la capacité de la traduction à tisser une relation, à mettre en rapport, et plus précisément à réconcilier des identités plurielles. Au fil de l’argumentaire on comprend toutefois que la traduction n’est pas chose aisée, parce qu’au delà de l’ « intraduisible », au sens que lui donne la philosophe Barbara Cassin, à savoir « ce qu’on ne cesse pas de (ne pas) traduire », un détournement de sens reste possible. A l’image de l’interprète colonial qui refuse d’être cantonné au rôle d’élément devant rendre compte avec exactitude de la parole impériale dans une adéquation qui n’en altère aucunement le sens. Aussi, lorsqu’il est capable de saisir la complexité d’une situation et de la gérer , l’interprète s’évertue-t-il à mettre en place un « troisième espace au sein de l’empire colonial, participant à la fois de l’imperium et du monde colonisé ». Par les codes qui régissent son milieu sociétal, il se positionne alors comme médiateur culturel, en émancipant la traduction de la stricte exposition d’une « pure technique de transposition des mots d’une langue dans ceux d’un autre ». Ce qui explique que moult d’entre eux se soient convertis en écrivains qui ont su sauvegarder le « trésor de l’orature », autrement dit la littérature orale, en l’imprimant dans la langue impériale. Une telle coexistence serait-elle alors de l’ordre de « la reddition » et du « paiement de tribut » puisqu’il ne saurait y avoir de littérature africaine qui ne soit pas portée par une langue éponyme ?
« La langue des langues »
Tout en concédant cette possibilité, l’auteur soutiendra toutefois qu’une littérature de traduction a fait de l’anglais, du français ou du portugais des langues d’Afrique. Il la retrouve en période coloniale avec des auteurs comme Amadou Hampâthé Bâ, Bernard Dadié et autre Birago Diop. Quitte à y adjoindre Léopold Sédar Sédar, co-auteur avec Abdoulaye Sadji, de « La Belle Histoire de Leuk-le-Lièvre » . Ce livre destiné aux classes de primaire qui a meublé et accompagné l’imaginaire de tant d’enfants est une traduction en français de la geste de cet animal rusé, héros de maints contes ouest-africains. A travers cet ouvrage, tout comme « Le Pagne noir » de Bernard Dadié, ou les « Contes d’Amadou Koumba » de Birago Diop , Souleymane Bachir Diagne découvre « une contre-écriture » telle que définie par Sartre dans la préface d’Orphée noir , consistant à « un décentrement de la langue hypercentrale pour l’engager dans son devenir-africain ». A travers ces exemples, dit-il, on retrouve « ce que veut dire recréer en écriture, dans la fidélité et la trahison assumée », lesquelles sont constitutives de la tâche de traduire . Pour lui, on est face à un travail de déconstruction dans le sens où , profitant de « l’hospitalité réciproque entre les langues », ces différents auteurs « ont fait de la traduction de l’orature tout autre chose que ce que l’appropriation impériale avait construit sous le label « contes ».
Parce que dans l’acte de traduire on se retrouve entre deux langues, entre deux cultures, qu’on les habite, Souleymane Bachir Diagne invite à tisser des liens au sens où Ngugi Wa Thiong’o, militant des langues africaines , affirme que « la traduction est la langue des langues ».
Ce rôle que joue la traduction se love aussi dans la religion, à travers notamment le Coran dont le message est révélé en arabe. Souleymane Bachir Diagne de convoquer alors l’oeuvre du poète mystique Moussa Ka pour qui, « versifier en wolof, en langue arabe et en toute autre langue est la même chose ». Une manière d’affirmer leur égale noblesse car « dès lors qu’elles s’attachent à chanter le prophète de Dieu, toutes voient leur essence ennoblie ».
Il s’agit bien sûr, avertit l’auteur, d’une traduction, non point malveillante, plombée par une volonté de discrédit, mais celle qui se donne comme un art de construire des ponts, de mettre en rapport, de sortir des enfermements identitaires mortifères, pour installer dans la rencontre, la pluralité, le partage et la réciprocité. Cette conviction qui structure toute la production intellectuelle de Souleymane Bachir Diagne dit que nous sommes différents, que cette différence ne doit pas nous atomiser en nous enfermant dans des certitudes exclusivistes, mais plutôt nous installer dans le souci et l’ inquiétude pour autrui. Une manière de suggérer, en clin d’oeil à Léopold Sédar Senghor, que « l’orgueil d’être différent ne doit pas empêcher d’être ensemble ». C’est en cela que consiste « l’hospitalité de la traduction ». « De langue à langue ».