Ses nombreuses fonctions d’éditeur, de promoteur, et d’administrateur de la Sodav auraient presque fini de cannibaliser le travail de cet écrivain, touche à tout, qui se dégage de ceux qu’on pourrait appeler les afropolitains. Depuis le milieu des années 2000, il construit patiemment une œuvre littéraire qui se nourrit de la grande histoire et de la mémoire de l’Afrique et du Sénégal. Mais Moustapha Ndéné Ndiaye, né à Thiès au milieu des années 60, aime sa trop sa ville au point d’y avoir créé, à ses risques et périls, le Salon International du Livre de Thiès qui lui est presque préjudiciable du point de vue de sa propre création littéraire, pourtant relevée déjà par une nomination au Grand Prix du chef de l’Etat en 2017.
« Comment bâtir une œuvre aussi puissante en ne trahissant ni l’Histoire ni la fiction ?», se demandait encore Andrée Marie Diagne, universitaire, critique littéraire et écrivaine, au sujet du dernier livre de cet auteur lors d’une cérémonie de présentation et de dédicaces à la Fnac Dakar qui accueillait cet auteur en 2024.
Un Indigène à Gorée est un roman à trois tomes dont le dernier volume, sous-titré Le Jour Impossible, sortira avant la fin de cette année en librairie. A travers le personnage de Philippe, l’indigène, l’auteur défile son miroir du début de l’année 39, durant la drôle de guerre jusqu’à la période des indépendances. Ce dernier opus se referme sur le choix du héros de s’exiler en Guinée française nouvellement indépendante comme le firent de nombreux intellectuels et patriotes africains de l’époque parmi lesquels le poète David Diop.


La chute des Dieux, le premier tome de cette trilogie, paru en 2016, et le deuxième, L’Aube du premier jour, en 2022, se situent entre la débâcle de la France et à la veille de la loi Lamine Gueye qui va marquer, selon l’auteur, la deuxième grande révolution française par le nombre d’individus des colonies qui, brusquement, vont accéder à la citoyenneté, comme si c’était par l’édit de Caracalla.
Sur cette toile de fond historique, dans la contrainte d’une linéarité liée à la chronologie des évènements, l’auteur défile une prose courageuse qui retentit sur notre présent et l’actualité africaine : nos rapports avec le colonisateur. Selon Khalifa Touré « l’auteur fait une belle sociologie historique du roman africain : la douleur, l’amour, les humiliations et les promesses de bonheur à venir. Malgré tout, l’auteur reste vigilant avec la matière littéraire ».


En effet, le livre se refuse à un manichéisme entre l’homme Blanc et l’Africain. C’est un regard critique sur l’humanité où De Gaulle fréquente le petit peuple d’Afrique, où l’Africain lui-même se voit beaucoup plus dans les yeux d’un Européen. L’auteur se garde de condamner mais son personnage principal traverse la guerre où il doit défendre contre sa propre volonté la France, avant d’échapper sur son propre territoire au massacre de Thiaroye et d’être enfin réquisitionné pour l’Indochine. Son refus lui vaudra un procès et la prison dans Dakar sous coupe réglée, mais c’était déjà le grand bruit vers les indépendances…
Le choix de l’auteur de placer son intrigue sur l’Ile de Gorée est surprenant pour un livre qui ne parle pas particulièrement d’esclavage. Mais on oublie souvent que ce lieu a joué un rôle important dans la période coloniale. Elle faisait déjà partie des quatre communes historiques et singulières qui vont donner leur sens à la condition de l’indigène qui ressortait de tout le reste de l’Aof, un fardeau que doit trainer le héros dans une Afrique qui prend de plus en conscience de sa liberté avec la chute des Dieux  devant les nazis. « On n’aurait affaire qu’à un conquérant dépouillé et famélique qui cherchait à redorer son blason et à remplir ses vannes. À vrai dire, on n’obéit que bien peu à dieu déchu. Et à force de regarder un maitre dénudé, l’esclave a bien envie de lui donner un coup là où il s’attend le moins», écrit l’auteur  dans le tout premier chapitre du dernier tome, sur ce ton très si irrévérencieux et ironique qui marque tout le livre.

L’auteur, en bénéficiant du huis clos de cette île et de son histoire, parvient à montrer le continuum entre esclavage et colonisation et surtout à bâtir une histoire d’amour très forte entre la mulâtresse et citoyenne, Amalia et l’indigène noir, Philippe.
Ignorant sa contemporanéité, ce passionné d’histoire qui est passé, paradoxalement, par le lycée technique Maurice Delafossse et la faculté de Droit de l’Ucad plonge dans toujours aussi loin que la mémoire récente du continent semble l’exiger. C’est un romancier historique dans le vrai sens du mot qu’il reconstitue de manière très singulière des décors dans leurs détails au service de l’intrigue, des espaces avec une description à vous impressionner par la qualité de sa documentation qui ne sacrifie jamais une belle fiction, une sorte de littérature hors sol qui se moule de manière étonnante dans les temps et les espaces évoqués. Dakar et l’île de Gorée en deviennent de véritables personnages tout comme l’atlantique, ce lit de construction de la créolité pour parler comme Édouard Glissant, selon le critique littéraire Khalifa Touré.
Malgré la lourdeur de ses sujets, l’auteur réussit à faire de la vraie littérature avec un plaisir incontestable du texte. Lire cet auteur, c’est aller au-delà de faits et d’histoires bien ficelées, c’est surtout se régaler d’une distanciation ironique qui vous tient le long du chemin pour vous arracher des rires et des sourires, peut-être quelque apitoiement alors que « l’auteur ne manque jamais de poétiser son texte et faire plaisir au lecteur à l’affut de tout élément dévalorisant dans cette fresque qui est une page sombre de cette histoire commune entre l’Afrique et l’Europe. C’est un romancier d’idées, friand de formules qui frappent le lecteur. S’il y a de la philosophie dans ce livre, elle n’est pas rébarbative, ni didactique. Elle ne peut être que morale, distillée, diluée et diffusée dans ce texte historique. L’auteur ne cède jamais à la tentation du construit historique», selon toujours les mots de Khalifa Touré.


Véronique Pététin, spécialiste de Roland Barthes va au-delà dans un témoignage qui résume toute cette part esthétique. «  J’ai énormément appris de ce roman où la petite histoire, l’histoire des individus, ce qui fait la trame romanesque d’un livre, les gens qui s’aiment, qui se détestent, les portraits, les lieux, les scènes sont l’art du récit. Et ce n’est pas facile que cela. Dans ce texte, il y a l’art du récit.  Il y a des scènes, des épisodes, des rebondissements, des renversements de situations tout en étant linéaire. Je suis d’accord avec Roland Barthes qu’un roman est une cosmogonie. Quand on lit Un Indigène à Gorée tout nous es redonné. La littérature nous redonne tout. Ce qui est extraordinaire, elle ne fait pas que nous le redonner, elle nous fait vivre. »
La spécialiste poursuit dans son éloge : « en lisant ce livre, pour la première fois de ma vie, j’ai ressenti de l’intérieur, ce que c‘était une femme sénégalaise, que son fiancé soit parti à la guerre avec les tirailleurs, qu’il soit sain et sauf, qu’il arrive au Sénégal, au camp de Thiaroye. On connait la suite. Nous connaissons tous cette histoire mais dans le livre, c’est très différent. Justement, nous n’avons plus un point de vue historique. On voit de l’intérieur d’une jeune femme, une métisse du nom d’Amalia quand on se dit mon homme a échappé aux nazis, aux bombardements, à la mitraille, aux tranchées pour venir se faire massacrer dans son propre pays. Dans ce livre, nous vivons ce qui se passe de l’intérieur. C’est dire que tout peut être à partir de la littérature.  Ce livre n’est pas seulement un roman historique. C’est plus que cela. »
Pourtant, dans le fond, c’est un auteur critique et au si grand souffle, pas moins de mille pages sur la période coloniale. Ce qui requiert certainement un art déjà exercé dans son premier roman de la même veine historique 68, Neige sur Dakar paru en 2007, qui retrace la trajectoire des babas cool sénégalais et la période senghorienne.
Sokhna Benga, écrivaine si réputée, par ailleurs scénariste, évoque souvent à travers les medias, les potentialités énormes  de cette œuvre pour son adaptation cinématographique pour laquelle l’auteur a déjà reçu des propositions sans se précipiter de livrer son travail qui a un bel avenir.
C’est une œuvre qui ne demande rien de plus qu’à être célébrée et hisser sous la lumière. Moustapha Ndéné Ndiaye est une autre voix, singulière dans le panorama littéraire sénégalais actuel.