
Par un témoin du cœur africain
Il est des lettres qui résonnent comme des tambours dans la nuit, rappelant à un continent ses promesses perdues, ses luttes anciennes, ses horizons possibles. Il est des lettres qui, par leur seule existence, redonnent à l’Afrique la densité de son souffle et la noblesse de ses rêves. Celle que Ngugi wa Thiong’o, l’écrivain kényan récemment disparu, a co-signée avec Boubacar Boris Diop au Président Bassirou Diomaye Faye appartient à cette trempe rare. Une missive pleine d’amour, de lucidité et de foi. Une prière laïque adressée à un jeune président, mais aussi un testament intellectuel d’une grandeur inouïe.
La mort de Ngugi wa Thiong’o, ce géant de la pensée décoloniale, donne à cette lettre un poids presque sacré. Il y souffle la gravité d’un dernier mot, la tendresse d’un vieux sage, la colère d’un cœur resté debout malgré les naufrages du siècle. C’est à un autre fils d’Afrique, tout juste arrivé au sommet de l’État sénégalais, que l’écrivain kényan a choisi d’adresser ce qu’on peut lire aujourd’hui comme une ultime offrande. Ce n’est pas une simple lettre politique : c’est un chant de griot pour l’avenir.
Dans une prose limpide, digne et sans détour, Ngugi et Boris Diop se présentent comme des écrivains engagés, des passeurs de mémoire et des défenseurs infatigables des langues africaines. Leur voix mêlée rappelle que, bien avant d’être des présidents ou des nations modernes, les peuples africains sont des civilisations enracinées dans leurs langues, leurs contes, leurs silences aussi. De leurs plumes jaillit un appel : celui de redonner à l’Afrique la maîtrise de ses récits et de ses langues, sans quoi toute révolution restera incomplète, infirme, suspendue.
Mais c’est aussi à l’homme politique que ces écrivains s’adressent. À celui qui, par sa jeunesse et sa trajectoire, incarne aujourd’hui un frémissement d’espérance sur le continent. À celui que le peuple sénégalais a porté au pouvoir non comme un maître, écrivent-ils magnifiquement, mais comme « l’esclave de ses rêves ». Et quel rêve, sinon celui d’un pays libre de sa parole, digne dans sa souveraineté, debout dans son humanité ?
Avec une franchise rare dans ce genre d’échange, Ngugi et Diop posent les mots justes sur les plaies anciennes : la trahison de la plupart des élites africaines, la perpétuation d’un ordre néocolonial qui « africanise le système colonial », le pillage continu des ressources naturelles au profit d’un Occident insatiable. Ils nomment l’indicible avec la précision du chirurgien et la douleur du poète. Et pourtant, loin du désespoir, leur lettre est une semence de courage : elle invite à « enflammer l’imagination de la jeunesse », à refuser l’imitation servile de l’Occident, à se dresser pour l’Afrique, avec elle et par elle.
La dernière partie de la lettre, consacrée à la question linguistique, est une clef de voûte. Elle témoigne du combat que Ngugi wa Thiong’o a mené toute sa vie : écrire en Kikuyu, penser en Kikuyu, rêver en Kikuyu – non par nostalgie, mais parce que la dignité commence par le droit à nommer le monde dans sa langue. Pour lui, la libération de l’Afrique passe par cette reconquête intime et collective du verbe africain. Ce combat, il l’a partagé avec Boris Diop, notamment à travers leurs œuvres en wolof et kikuyu. Cette fidélité aux langues africaines est, dans cette lettre, posée comme fondement de toute souveraineté durable.
Aujourd’hui, cette lettre devient monument. Elle est l’héritage d’un homme qui a traversé le feu de l’exil, de la prison, du silence imposé, pour continuer à écrire la fierté de son peuple. Elle est aussi un miroir tendu à une Afrique trop souvent amnésique de ses luttes. Ngugi wa Thiong’o ne verra pas de ses yeux la réponse du Président Diomaye Faye. Mais il aura vu, avant de partir, le rêve sénégalais prendre forme, et il aura cru que ce rêve pouvait être celui de toute l’Afrique.
Alors, à vous, Monsieur le Président, cette lettre laisse une promesse et un défi. L’Afrique vous regarde. Elle attend non pas un homme providentiel, mais un homme fidèle – fidèle aux rêves de son peuple, fidèle à l’histoire de ses luttes, fidèle à cette parole d’écrivains qui, même dans la mort, veillent encore sur nous.
Repose en paix, Ngugi wa Thiong’o.
Ta parole n’est pas morte. Elle commence.