Il y a dix ans, jour pour jour, le Sénégal perdait l’une de ses figures cinématographiques les plus discrètes mais indéniablement talentueuses : Momar Thiam. Moins connu que ses illustres pairs comme Sembène Ousmane ou Djibril Diop Mambety,Momar Thiam a pourtant laissé une empreinte indélébile sur le cinéma sénégalais, surtout dans les décennies qui ont suivi l’indépendance.
Momar Thiam avait ce don rare de transformer des thèmes variés et profonds en récits cinématographiques captivants. Un de ses films les plus marquants est sans doute “Sa Dagga”, une œuvre qui a touché profondément le public sénégalais. Ce long métrage raconte l’histoire d’un troubadour en quête de sa propre voie, explorant les complexités de l’identité et du destin dans un contexte culturel riche et nuancé.
Mais c’est Baks Yamba qui reste son chef-d’œuvre incontesté. Produit au milieu des années 70, durant l’âge d’or du cinéma sénégalais, ce film a non seulement révélé l’ampleur du talent de Thiam mais aussi celui du comédien Abou Camara. Dans ce film, Abou Camara, loin des rôles traditionnels de marabout ou d’imam qu’on lui attribuait souvent, incarne un personnage complexe dont l’évolution offre une leçon de vie d’une rare profondeur. Abou Camara, qui nous a quittés à la fin des années 90, aurait sans aucun doute continué à enrichir le paysage cinématographique sénégalais si le destin lui en avait laissé le temps.
La richesse de « Baks Yamba » réside non seulement dans son intrigue, mais aussi dans la manière dont Thiam traite un thème complexe avec une finesse narrative qui le rend accessible tout en étant profondément didactique. Aujourd’hui, ce film est considéré comme un classique du cinéma sénégalais, une œuvre incontournable pour quiconque s’intéresse à l’histoire du septième art en Afrique.
Cependant, il est regrettable de constater que nous sommes en train de perdre une partie de ce patrimoine. De nombreux films des années 60 et 70 sont aujourd’hui difficilement trouvables, ce qui est une perte immense pour les générations actuelles et futures. Ces œuvres sont non seulement des témoignages de l’époque, mais elles peuvent aussi servir de matière d’étude et d’inspiration pour les jeunes cinéastes.
Il est cependant encourageant de voir des initiatives de restauration se multiplier, notamment aux États-Unis, où certaines productions africaines de cette époque sont en train de retrouver une seconde vie. Ce travail de préservation est essentiel pour sauvegarder l’héritage de cinéastes comme Momar Thiam, dont le talent et la vision continuent d’inspirer, même une décennie après sa disparition.
Un Pionnier Derrière la Caméra
Avant de devenir l’un des cinéastes les plus respectés du Sénégal, Momar Thiam s’est d’abord distingué comme le premier caméraman sénégalais à intégrer les Actualités sénégalaises, une plateforme clé pour la diffusion d’informations et d’images historiques. Ce rôle l’a placé au cœur de moments cruciaux de l’histoire du pays, faisant de lui un précurseur du cinéma sénégalais.
Parmi les chefs-d’œuvre capturés par son œil expert figurent des images devenues emblématiques. En 1963, Momar Thiam a filmé l’inauguration de la grande mosquée de Touba, un événement historique présidé par le président Léopold Sédar Senghor et le khalife général des mourides, Serigne Fallou Mbacké. Ces images immortalisent non seulement un moment spirituel majeur pour le Sénégal, mais aussi une convergence de leadership religieux et politique.
Momar Thiam a également été témoin de la réconciliation entre Senghor et le président malien Modibo Keïta à Kidira, après l’éclatement de la Fédération du Mali. Ce moment de réconciliation, marqué par les images capturées par Thiam, reste une étape symbolique dans les relations entre les deux pays.
En tant que caméraman, Thiam a aussi suivi Senghor lors de sa première tournée en Casamance en 1963, offrant au public une perspective unique sur cette région, souvent perçue à l’époque comme lointaine et inaccessible. De même, il a documenté la pose de la première pierre du Théâtre national Daniel Sorano, un autre jalon important dans la construction du paysage culturel sénégalais.
Ces moments, gravés dans la mémoire collective du pays grâce à Momar Thiam, témoignent non seulement de son talent derrière la caméra, mais aussi de son rôle fondamental dans l’émergence du cinéma sénégalais. Son travail continue d’inspirer et de servir de référence pour les générations futures.
De la Photographie au Cinéma, un Parcours Exceptionnel
En 1964, Momar Thiam quitte les Actualités sénégalaises pour se consacrer pleinement à la photographie, un domaine où son talent pour capturer l’essence des moments forts s’est épanoui. Deux ans plus tard, en 1966, il immortalise les temps forts du premier Festival mondial des Arts nègres, un événement historique qui a rassemblé des artistes et intellectuels africains et afro-descendants du monde entier à Dakar. Ses clichés, empreints de sensibilité et de profondeur, restent aujourd’hui des témoins précieux de ce moment culturel unique.
Sans perdre de temps, Thiam se tourne ensuite vers le cinéma, où il réalise une série de productions qui marqueront durablement le paysage cinématographique sénégalais. En 1968, il signe “La lutte casamançaise”, un film qui met en lumière la culture et les traditions de la région de la Casamance. L’année suivante, en 1969, il réalise “La Malle de Maka Kouli”, une œuvre qui explore les dynamiques sociales et culturelles de l’époque.
Le tournant décisif dans sa carrière de réalisateur arrive en 1971 avec “Karim”, suivi en 1974 par “Baks”. Ce dernier film, acclamé pour sa profondeur narrative et sa qualité artistique, consolide la place de Thiam parmi les grands noms du cinéma sénégalais.
En plus de ses contributions artistiques, Momar a également joué un rôle clé dans la structuration du secteur cinématographique au Sénégal. De 1987 à 1992, il préside l’Association des cinéastes, une période durant laquelle il œuvre à la promotion et au soutien des talents locaux. Son engagement pour le développement du cinéma sénégalais a laissé un héritage durable.
Elhadji Momar Thiam s’est éteint le 18 août 2014, à l’âge de 84 ans, laissant derrière lui une œuvre riche et diversifiée qui continue d’inspirer les générations actuelles et futures de cinéastes. Son parcours, allant de la photographie au cinéma, témoigne d’une passion inébranlable pour l’art sous toutes ses formes et d’une détermination à raconter les histoires du Sénégal avec authenticité et profondeur.
Babacar Korjo Ndiaye