« Voici que s’opère la grande réconciliation. La lumière brasse l’ombre, l’amour dissout la haine… » C’est par ces mots que Cheikh Hamidou Kane nous conduit vers la fin de L’Aventure ambiguë, un roman où les âmes tourmentées trouvent enfin la paix, où Samba Diallo, après une lutte acharnée, aperçoit la lueur de réconciliation entre son existence et celle de Dieu. Car tout au long de son cheminement, ce personnage, plongé dans les abîmes de la réflexion, n’a eu de cesse de tenter de concilier les contradictions de la vie humaine, un monde déchiré entre la foi et la raison, entre le spirituel et le matériel.
Dès son enfance, Samba Diallo fut façonné par les enseignements de l’école coranique, une éducation rigide mais mystique, imprégnée des profondeurs du soufisme. Sous l’influence de Thierno, son maître spirituel, il apprit à méditer sur la parole divine, à chercher ce lien sacré qui unirait son âme à Dieu. Mais cette éducation, si précieuse à ses yeux, ne tarda pas à être ébranlée par le monde moderne. En grandissant, il fut envoyé à l’école occidentale, où la logique froide de la science et de la rationalité se dressa contre tout ce qu’il avait appris. Le jeune homme se retrouva alors dans une position intenable, tiraillé entre la spiritualité de son enfance et les exigences intellectuelles d’une modernité implacable.
Comme chez les héros existentialistes de Jean-Paul Sartre ou Albert Camus, la crise existentielle de Samba Diallo se fit plus violente à mesure qu’il avançait dans la vie. Face à ces deux mondes inconciliables, il se trouva dans l’angoisse, forcé de choisir entre une existence dédiée à Dieu et une existence soumise aux impératifs de la raison scientifique. Cette confrontation avec l’absurde, ce sentiment de déchirement constant, le mena à s’interroger sur le sens même de son être. Pourtant, là où Sartre ou Camus auraient pu voir un destin voué à l’absurdité, Kane offre une autre issue, un espoir ténu mais persistant. Car Samba Diallo, malgré les doutes qui l’assaillent, ne perd jamais de vue cette quête de réconciliation, de paix intérieure. Sa foi, bien que secouée, ne s’éteint pas.
Cheikh Hamidou Kane, lui-même, a connu des dilemmes comparables. Né en 1928 à Matam, au nord du Sénégal, il fut éduqué dans la tradition coranique avant de poursuivre ses études dans le système occidental. Comme son personnage, Kane évolua entre ces deux mondes, cherchant à concilier ses racines africaines avec la modernité qui l’entourait. Devenu haut fonctionnaire, il poursuivit une brillante carrière, notamment comme ministre du Plan au Sénégal après l’indépendance. Son expérience à l’École nationale de la France d’Outre-Mer à Paris, après avoir obtenu des diplômes en droit et en philosophie, marqua profondément sa réflexion sur la tension entre tradition et modernité. C’est précisément ce tiraillement qu’il exprima dans L’Aventure ambiguë, son premier roman, publié en 1961.
Ce livre, dès sa parution, fut salué comme une œuvre majeure de la littérature africaine francophone. Il fit vibrer, avec une force rare, la voix des peuples colonisés, confrontés à la déchirure entre leur héritage spirituel et l’héritage imposé par la colonisation occidentale. L’accueil du roman fut unanime, tant en Afrique qu’en Europe, pour sa profondeur philosophique et son questionnement universel sur l’identité et le sens de l’existence. L’ouvrage fut traduit dans plusieurs langues, et devint rapidement un classique, étudié dans les universités du monde entier.
Ce succès, Kane le doit à la subtilité de son écriture, mais surtout à l’humanité qu’il insuffle dans chaque page. Samba Diallo, loin d’être un simple personnage, devient le reflet de milliers de jeunes Africains qui, à l’aube de l’indépendance, se voyaient confrontés aux mêmes choix, aux mêmes doutes. La quête de Samba n’est pas seulement celle d’un homme, mais celle d’un continent tout entier, cherchant sa place dans un monde nouveau.
Et c’est dans cette dernière scène, dans ce dialogue métaphysique d’outre-tombe, que Samba Diallo, enfin, retrouve la paix. La réconciliation s’opère. Le tumulte s’apaise. L’angoisse qui l’a dévoré s’efface, et dans cette rencontre ultime avec le divin, il touche enfin la lumière qu’il avait si longtemps cherchée. La grande réconciliation, celle de l’ombre et de la lumière, de l’amour et de la haine, vient mettre un terme à ses souffrances.
Ainsi, Cheikh Hamidou Kane, aujourd’hui âgé de 96 ans, reste un témoin précieux de cette époque troublée. Témoin de l’histoire, témoin des empires qui se sont levés et écroulés, il demeure un phare dans l’obscurité. Puisse sa sagesse, acquise au fil des décennies, continuer à nous éclairer encore très longtemps !
Sémou MaMa DIOP