Il est des films qui, en plus de raconter une histoire, révèlent l’âme d’un peuple, ses failles, ses blessures, ses colères rentrées. Guelwaar, sorti en 1992, appartient sans conteste à cette trempe rare et précieuse. Sous l’œil aigu d’Ousmane Sembène, ce conte funèbre et politique prend des allures de chronique nationale, peinte avec la minutie et le désespoir d’un moraliste.
Tout part d’une méprise, banale en apparence, tragique dans ses répercussions : le corps de Pierre Henry Thioune, dit Guelwaar, figure catholique et voix tonnante contre la mendicité internationale, est enterré dans un cimetière musulman à la suite d’une confusion bureaucratique. Mais ce n’est point tant l’erreur qui choque que le refus obstiné d’y remédier, cette mauvaise foi d’une famille, les Ciss, qui, plutôt que d’avouer leur méprise, préfère enraciner le mensonge et alimenter la discorde.
Car derrière ce fait divers, Sembène ausculte le cœur malade d’une société. Il montre comment la veulerie d’un petit nombre peut fissurer l’harmonie d’un pays, comment les égoïsmes nourrissent les déchirures. Et, surtout, il tend un miroir sans concession à cette Afrique qui a fait de l’aide étrangère sa béquille éternelle, abandonnant sa fierté sur l’autel de la dépendance. Guelwaar, dans un discours d’une violence sobre, fustige ce peuple réduit à dire merci. Il préfèrerait, dit-il, la prostitution de sa fille à la mendicité publique. Voilà l’homme, voilà le symbole, voilà ce que l’on a voulu ensevelir dans le silence.
La distribution est remarquable : Thierno Ndiaye « Doss » donne à Guelwaar une densité douloureuse, une noblesse farouche. Abou Camara campe un imam habité de lucidité, Omar Seck un adjudant-chef de bonne volonté mais impuissant. À leurs côtés, Marie Augustine Diatta et Mame Ndoumbé Diop incarnent avec justesse ces figures féminines puissantes, douloureuses, essentielles.
Et ce film, il faut le dire, est porté par des orfèvres de la culture : la chorale grave de Julien Jouga, la voix saisissante de Baaba Maal, les costumes somptueux d’Oumou Sy qui donnent à chaque scène une texture profonde, enracinée, presque sacrée.
Mais surtout, Guelwaar est une œuvre de Sembène. Et cela seul suffit à comprendre sa force. Ousmane Sembène, né du peuple, formé à la sueur des ports et nourri aux luttes des opprimés, fut ce révolté qui utilisa la caméra comme une lance. Il n’a cessé, toute sa vie, de dénoncer les hypocrisies, d’exposer les plaies, de secouer les consciences assoupies. En 1992, avec Guelwaar, il livre une méditation désespérée et rageuse sur le devenir de l’Afrique. Une œuvre qui part de l’anecdotique pour embrasser l’universel, du trivial pour atteindre l’éthique.
Et l’on ressort de cette projection les yeux brûlants, le cœur serré, l’âme ébranlée. Car Guelwaar, loin d’être une fiction lointaine, est une vérité immédiate, un cri ancien, une plaie encore vive. Et tant que l’on acceptera de tendre la main plutôt que de se lever, tant que l’on préférera l’aumône à l’effort, tant que l’on trahira les morts en vivant à genoux, alors ce film, prophétique et juste, continuera de vibrer avec une acuité douloureuse.

Sémou MaMa DIOP