
Lors du Forum national du livre et de la lecture, organisé au Musée des Civilisations Noires (MCN) de Dakar à l’initiative du président Bassirou Diomaye Faye, Abdoul Latif Coulibaly, journaliste-écrivain et ancien ministre de la Culture, a livré un diagnostic sans complaisance sur la place du livre et de la lecture au Sénégal. Face à la montée en puissance des distractions numériques, il alerte sur la « distanciation » croissante entre les jeunes et la lecture, tout en appelant à une politique publique volontariste pour faire du livre un pilier de la souveraineté intellectuelle. Évoquant le rôle historique des dirigeants sénégalais, de Senghor à aujourd’hui, il souligne les lacunes financières et structurelles qui fragilisent des institutions comme l’École des Beaux-Arts ou le Théâtre Daniel Sorano, et plaide pour un investissement soutenu de l’État en faveur de la lecture.
En tant que journaliste écrivain, pensez-vous que les livres puissent encore jouer un rôle central dans la formation d’esprits libres et critiques capables de porter une véritable souveraineté intellectuelle et culturelle au Sénégal ?
Jusqu’à la fin de l’humanité, le livre continuera de jouer un rôle très important dans la vie et des communautés humaines. Le livre est pour moi une nourriture spirituelle essentielle pour la vie d’un être humain. La question qui se pose n’est donc pas de savoir si le livre continuera d’exister et va jouer un rôle important. La question est de savoir comment accéder au livre, comment avoir le livre, dans quelles conditions, et également la question centrale, comment faire en sorte que les citoyens d’un pays s’intéressent à la lecture fondamentale. J’ai vécu une expérience avec mes propres enfants. Quand ils étaient plus petits, des fois, quand je sortais, j’allais dans les librairies, notamment à Quatre vents, à l’époque, je partais avec eux parce qu’ils me demandaient de venir avec moi.
C’est moi qui voulais les amener. Des trois enfants, les deux s’intéressaient plus ou moins à la lecture. Il y en avait un, le garçon, qui s’intéressait moins. Quand il est devenu un ingénieur, avec sa vie normale, qu’il a commencé à travailler, un jour il m’appelle et me dit « Je n’ai pas un intérêt particulier pour la lecture, mais aujourd’hui, devenu un adulte, dans le monde du travail, je sens quelle est la place qu’un livre peut jouer dans la vie d’une citoyenne ou d’un citoyen. » Et maintenant, quasiment, lui qui rechignait à faire la lecture est quasiment retourné dedans. Parce que là, il se forme comme un homme, aux environs de 30 ans.
Il est très intéressé à la lecture. Pas la lecture professionnelle qui le conduit et le guide dans son travail, mais la lecture de présence, lire pour le plaisir de l’âme. C’est ça qui est extraordinaire. C’est parce que l’environnement familial s’y prêtait. Un peu, oui, mais l’environnement familial était là. Sa mère instruite et son père instruit étaient là.
Mais c’était une question d’attitude, de comportement et de l’évolution de la société. Moi, quand j’étais plus petit, je peux dire, à part les jeux traditionnels auxquels on s’adonnait, les seules distractions qui existaient, c’était quasiment la lecture. Mais avec les jeunes aujourd’hui, il y a tellement de distractions autour d’eux, ils ont même ce qu’il leur faut pour se distraire dans le téléphone. Et la lecture n’est plus un plaisir, mais c’est une corvée pour eux en partie. Ce n’est pas facile. La question majeure, c’est l’intérêt que les jeunes doivent porter au livre et leur disponibilité à prendre un livre et à lire.
Vous avez dirigé le ministère de la Culture. A votre avis, les politiques menées jusqu’ici ont-elles réellement permis de faire du livre et la lecture des priorités nationales au service de l’éducation et de la citoyenneté ?
Oui et non. Oui, parce que tous les gouvernements s’intéressent à la culture d’une manière ou d’une autre. Le Sénégal est un pays assez particulier de ce point de vue. Quand Léopold Sédar Senghor était là… Oui, C’est que nous avons eu, pour la première fois, un dirigeant qui était particulièrement ouvert au livre. Il ne concevait pas le développement sans le développement de la culture. Et sa présence, était même massive, dans la société. C’est les raisons qui ont fait qu’il a commencé à mettre en place des institutions.
Le théâtre Daniel Sorano, l’École Nationale des Arts et entre autres le Ballet National, la Linguère. Senghor était un homme de culture. Quand il est parti, Abdou Diouf s’est installé, il n’a pas abandonné mais il n’avait pas le même rapport que Senghor avait avec la culture.
Ils ont continué tout de même. Mais les efforts personnels que le président Senghor faisait, ce n’était plus le cas. Parce que Senghor, c’était l’homme de culture, c’était l’intellectuel accompli, l’écrivain extrêmement fécond de ce point de vue-là.
Je pense que ça a effacé les choses. Et il investissait quand même, de ce point de vue-là, l’école, les tapisseries, etc. Et puis, il donnait des moyens pour entretenir ces institutions-là. C’est la vérité. Senghor a créé l’école de Dakar, qui était une école assez particulière d’ailleurs, qui a formé beaucoup de jeunes africains, et sénégalais en particulier.
Donc, ce courant-là est un courant assez fort au Sénégal. Il est développé, très présent. Tout ça, nous disons qu’il y avait une réponse dans les budgets consacrés à la culture, de façon plus marquée, et un intérêt particulier pour le président de la République. Le président de la République, quand il voyageait à l’époque, dans son avion, on pouvait retrouver le ballet la Linguère, qui partait avec. Il allait avec les artistes sénégalais. C’était une composante de sa diplomatie, la culture. Après Abdou Diouf, c’était moins le cas, du point de vue de son intérêt personnel. Je ne dis pas qu’il n’a pas accordé beaucoup d’intérêt à la culture, ce n’est pas vrai. Abdoulaye Wade également portait cet intérêt-là. Je rappelle d’ailleurs qu’à la conférence de Rome des intellectuels africains, Abdoulaye Wade faisait partie du groupe La Commission, qui avait planché de façon spécifique sur la culture, et en particulier sur la mise en place du Musée des Civilisations africaines
Quand les indépendances sont arrivées, au Festival des Arts nègres de 1966, ils ont choisi Dakar pour abriter le festival là. Abdoulaye Wade, président de la République, c’est la raison pour laquelle ce musée-là existe, sous sa présidence. Le Grand Théâtre, lui aussi. Il était un homme de culture, un intellectuel accompli.
Le président Macky Sall, j’ai servi son régime, je sais l’intérêt qu’il portait, mais il y avait des sommes qui étaient consacrées à l’organisation de la culture, à son fonctionnement, à la construction des institutions. Mais moins pour les engagements, comme c’était avec Senghor, ce n’était pas la même chose.
Quels sont les principaux obstacles qui freinent aujourd’hui la promotion de la lecture, notamment chez les jeunes, et quelles actions concrètes pourraient permettre de faire du livre un pilier d’une souveraineté écrite ?
Il y a d’abord que, les jeunes, comme je l’ai dit au départ, n’ont pas un rapport très évident avec la lecture et le livre. Il y a plusieurs raisons.
Le coût du livre, l’accès au livre, qui n’est pas facile, également la composition de nos familles. C’est-à-dire que vous êtes un élève, vous allez quelque part, mais vous n’avez pas le même rapport que votre grand-frère ou votre petit-frère auraient pu avoir avec la culture. Parce que vos distractions sont tellement différentes. Dans les années passées, si vous n’aviez pas une équipe de football dans le quartier, si vous n’étiez pas dans les jeux de langue à bruit, vous avez le livre, qui, au-delà de la connaissance, de l’information acquise, était un moyen de distraction extrêmement important. Lire, c’était à la fois un plaisir et un devoir. Une source d’acquisition de connaissances et d’informations, mais également une source de plaisir et de divertissement. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Le jeune a entre ses mains son téléphone. Il peut accéder à toute forme de distraction. Voilà. Il y a des éléments de l’évolution de la société
Je ne dis pas que c’est mauvais. On peut lire aussi les livres numériques, etc. Le rapport n’est pas le même. Donc, pour moi, c’est une évolution qui a permis, en même temps, un développement des sociétés, mais en même temps, qui nous éloigne des choses qui sont aussi essentielles dans la vie. Le moyen de distraction facile à la portée du jeune a participé à la distanciation entre le jeune et la lecture. Ça, c’est un fait. Mais il n’empêche que la politique du livre ne régresse pas. On peut mieux faire encore avec la mise en place d’unités de fabrication. Oui, la mise en place d’unités de fabrication, l’accès beaucoup moins cher aux livres, c’est extrêmement important. Également, le développement des bibliothèques à travers le pays. Il y a certaines communes où, avec le concours de l’UNESCO, on a installé des bibliothèques communales qui sont entretenues avec des livres présents. Mais moi, j’ai le plaisir de dire que ma commune, celle que je dirige, Sokhone, compte disposer d’une bibliothèque communale.
Je ne dis pas que c’est mauvais. On peut lire aussi les livres numériques, etc. Le rapport n’est pas le même. Donc, pour moi, c’est une évolution qui a permis, en même temps, un développement des sociétés, mais en même temps, qui nous éloigne des choses qui sont aussi essentielles dans la vie. Le moyen de distraction facile à la portée du jeune a participé à la distanciation entre le jeune et la lecture. Ça, c’est un fait. Mais il n’empêche que la politique du livre ne régresse pas. On peut mieux faire encore avec la mise en place d’unités de fabrication. Oui, la mise en place d’unités de fabrication, l’accès beaucoup moins cher aux livres, c’est extrêmement important. Également, le développement des bibliothèques à travers le pays. Il y a certaines communes où, avec le concours de l’UNESCO, on a installé des bibliothèques communales qui sont entretenues avec des livres présents. Mais moi, j’ai le plaisir de dire que ma commune, celle que je dirige, Sokhone, compte disposer d’une bibliothèque communale.
Je vois aussi que l’école des Beaux-Arts était beaucoup plus développée. Aujourd’hui, il y a moins de financements qui vont vers ces institutions-là. C’est extrêmement important. La question financière, c’est la question qui détermine notre développement, mais aussi la gouvernance des finances et des moyens financiers. C’est également de la part du gouvernement des efforts extrêmement forts qu’il faut mener pour faire en sorte que le peu d’argent qui est investi dans la culture soit efficace et efficient. Efficace dans la manière de le gérer, de le dépenser. Efficience par rapport aux résultats auxquels on arrive quand on met de l’argent. Si on met 10.000 francs dans un projet culturel, il faut que ces 10.000 francs rapportent autant.
Lamine Diedhiou SudQuotidien
