Par Mouhamed Mbougar Sarr

Le plus étrange dans ce livre, au-delà de l’exercice d’admiration qu’il effectue, de la correspondance secrète qu’il établit, du plan à trois auquel il invite, bien qu’il faille plutôt parler de plan à l’infini, puisque toute personne qui lit est d’emblée conviée, le plus troublant dans ce texte, donc, une fois achevée l’alchimie de la vérité en une de ses versions suprêmes, le roman (« Mais donc la vérité est un mensonge »), c’est qu’on ne sait plus qui a écrit quoi, alors même que c’est indiqué, naturellement, ou plutôt, on ne sait plus qui l’a écrit tout court, voilà, l’impression est plus juste ainsi exprimée, on ne sait plus qui l’a écrit, c’est bien cela, car même si on sait qu’ Annie Ferret  a écrit les soixante premières pages et Tchak Sami  les cinquante dernières, même si on distingue le style de l’une et de l’autre, qu’on reconnaît ou sent clairement la singularité et le tempérament de chacun, il vient un moment, à la fin, oui, mais aussi à l’intérieur de chaque partie, où on a l’impression, non seulement, qu’Annie aurait pu écrire cette page de Sami (P.110-111) et Sami ce paragraphe d’Annie (p.48-49), mais encore, qu’Ananda, la profanée, aurait pu écrire telle phrase de l’une ou l’autre (pp. 40-41 ; 116-117), et qu’il n’y a nulle page dans l’ombre de laquelle elle ne se tienne, non parce qu’elle est citée ici ou là, ni parce qu’elle constitue l’objet de l’écriture, mais bien parce que, Sami et Annie l’ayant si bien convoquée, elle continue d’écrire depuis l’absence, écrivaine écrite donc écrivant ; et en effet, d’une certaine manière, c’est bien ce qui arrive en certaines pages, les meilleures : Sami et Annie écrivent pour, contre, sous, dans Ananda (j’admets que cette énumération de prépositions soulève quelques objections anatomiques, j’invoque donc une géométrie ouverte, une physique symbolique, l’espace poétique), mais surtout, avec elle ; et cet avec est bien paradoxal, puisqu’il introduit la compagnie d’un absent qui encombre, le fantôme sans mort, cette figure silencieuse que tous les écrivains désirent et cherchent, quoiqu’ils la redoutent aussi un peu, cette présence, dont ils espèrent tous qu’elle se tiendra derrière eux dans la pièce au moment où ils écriront, puisqu’il est, ce spectre incarné, non point la muse, assassinons cette vieillerie, mais le démon de l’exigence, le regard qu’on ne soutient qu’en puisant loin en soi, et c’est ce qui se produit ici : Annie et Sami écrivent, s’écrivent, soutiennent le regard d’Ananda et finissent par en faire le leur, par unir le leur au sien, en telle sorte qu’on a l’impression, à la fin, qu’il n’y a en réalité eu qu’un œil, le regard d’un cyclope, qui ait traversé toutes ces pages, et nous avec elles, tantôt cruel tantôt amusé, violent ici tendre là, tour à tour ironique et doux, toujours secret cependant, car non, je n’ai pas eu le sentiment, en refermant Profaner Ananda, d’avoir mieux compris cette magnifique et altière écrivaine, ça non, pour cela la lire directement est indispensable, les écrivains d’un certain rang ne se laissent pas approcher par la glose, aussi brillante soit-elle, leur solitude est irrémédiable, non, ce livre n’est ni un guide pour para ou proto lecteurs ni un abrégé pour feuilleteurs paresseux de l’œuvre de Madame Devi, non plus qu’une œillade pour curieux de la vie secrète de l’intrigante Ananda D., poétesse aux voilages doux, pas du tout, et d’ailleurs je ne crois pas que les deux auteurs se soient lancés dans cette écriture avec l’idée publicitaire de « mieux faire connaître Ananda », qui n’a pas besoin de ça ; en revanche je sais désormais la réponse exemplaire que Sami et Annie fournissent à la question qu’est-ce que lire un écrivain ?, en l’occurrence une écrivaine, Ananda Devi, qu’est-ce que la lire vraiment ?, et cette réponse, bien sûr, est, ne peut être qu’une autre question, introspective et dangereuse, la voici : que lit Ananda Devi en nous ?, que lit-elle de nous ?, eh bien, il faut souligner les détails et sonder les blancs de ce livre pour le savoir, mais il faut garder à l’esprit qu’il est une terrifiante et belle conversation de reflets, d’âmes, d’écritures qui ne disent pas la même chose, mais qui ne le disent pas d’un commun souffle, dans les échos duquel l’oreille attentive entend, Ananda profanée, Ananda recréée, vive l’amitié littéraire.