
Tableau 3 : Nécropoétique et hybridité linguistique dans l’élégie digbéenne
Le tableau final de ce long poème s’ouvre sur une oraison funèbre, adressée à la mémoire de la crise politico-militaire ivoirienne du 19 septembre 2002 : « il me souvient dix-neuf sept tombes dans nos regards/échine pliée des gamins morts-nés/et nos ris lestés d’un collier de sang doré ». Ce souvenir qui se veut force de vie transfigure le deuil collectif en acte de résistance poétique. La langue se fait ici chair martyrisée. Elle saigne sous le triple poids du souvenir, de la violence et de la dépossession épistémique : « moelle assassinée de nos récits ». Par un geste d’appropriation mémorielle, les sonorités de l’anaphore verticale en « il me souvient », érigée en stèle linguistique, réarticule la grammaire de ce souvenir par le biais des litanies sacrées. Ladite grammaire dresse une liste-tombeau des morts politiques et collatéraux, pour faire éclore un monument verbal contre l’amnésie collective. « Dix-neuf sept tombes » : la date du soulèvement des mutins à Abidjan, Bouaké et Korhogo se fige en chiffre-cadavre, dans un langage de ruine qui cristallise l’indicible. « Nous dormions rata-ta-ta-ta/sur des nattes linceulées dans nos cases » : le quotidien devenu cauchemar trouve son expression dans une langue à vif, fragmentée mais qui s’obstine à demeurer en vie.
Cette remémoration dépasse la simple commémoration pour accomplir un double geste subversif. D’une part, si comme l’énonce Fanon l’histoire vole aux opprimés leurs mots, Digbé oppose une syntaxe brisée, mais indomptable : « échine pliée », mais « ris lestés », verrouillant ainsi le souffle du souvenir contre toute appropriation hasardeuse. D’autre part, ce cri de langue porte l’exigence radicale que plus jamais l’horreur des scènes mortuaires ivoiriennes ne se reproduise. Le verbe se fait outil d’exhumation pour l’enterrement symbolique de cette « souche cariée » de l’arbre généalogique postcolonial – organisme rongé par la violence endémique, héritage du colonialisme métastasé dans le corps social. L’oraison se mue alors en requiem politique qui conduit ce chancre historique vers sa dernière demeure.
L’image de la souche cariée trouve son écho dans l’esthétique de la putréfaction sacrée (Bataille), comme le lieu paradoxal où se nouent profanation et transcendance. Cette contamination symbolique pulse au rythme de la scansion « rata-ta-ta-ta », ponctuation traumatique qui martèle à la fois les tambours rituels des cérémonies funèbres et les spasmes d’une mémoire collective disloquée par les violences de la rébellion. Les tirets deviennent blessures typographiques, béances blanches dans la chair du texte, hémorragies visuelles, reflet imagé des « gamins mort-nés ». La rupture formelle épouse ainsi la violence historique, tout en l’inscrivant dans une anthropologie du deuil où le particulier rejoint l’universel. Cette tension culmine dans la fusion alchimique du domestique (nattes) et du funéraire (linceuls). Elle forme et transforme les jours d’après déluges en espace rituel. À l’image des pratiques funéraires fon (Bénin) où les défunts sont ensevelis dans leurs vêtements, Digbé nous rappelle que la mort habite l’intime qu’on finira par enterrer. Un intime qui est tapi dans les plis les plus ordinaires du social.
La poétique funéraire digbéenne ne procède pour autant pas à un enterrement du passé. Elle l’enfouit dans le linceul de sa propre pourriture, un exorcisme verbal dont la téléologie sert d’expulsion de ce qui a désagrégé le lien social. Car cette pourriture n’est pas résidu. Elle devient une enveloppe sacrée, peau morte du social qu’il faut apprendre à muer. L’oubli serait mort social, tandis que la mémoire ici se fait encore corps fantôme, bien qu’obstinément présent aux marges du poème/texte. En rupture avec l’injonction nietzschéenne à l’oubli, Digbé choisit l’archive douloureuse, pour préserver la blessure dans une langue vivace. Le passé devient un cadavre actif, réinjecté dans le présent par l’alchimie d’une hybridation linguistique où se joue la survie même de la mémoire.
Géopolitique du deuil : « Il me souvient que Daoukro du suaire s’était vêtue ».
La ville de Daoukro est la figure d’un corps allégorique drapé d’un suaire, l’image d’une nation endeuillée. La référence aux crises postélectorales ivoiriennes rappelle qu’elles ont transformé plusieurs régions du pays en scènes de déchirement. Bien plus, le poème dénonce la déshumanisation des victimes, réduites à des chiffres, au mépris de leur singularité et de leur enracinement : « dans quels chiffres faut-il lire prix des morts-là ? » Ces morts innombrables hantent désormais un corps social devenu incapable d’incarner la mémoire sur le long terme. Cette mémoire, comme exsangue, s’écoule hors des veines sociétales : « nous marchons toujours mémoires éveinées/en nous aheurtant à dessiner deuil-deuil/sur sente menant à laraire. »
L’image du laraire, autel domestique des ancêtres dans la tradition romaine, renvoie aux sentiers des processions funéraires dont les répétitions inlassables deviennent la métaphore d’un deuil collectif non résolu, condamnées à errer dans un espace social amnésique. Comme le fourmi-lion, la mort fore ses pièges, puis s’efface, laissant derrière elle des cratères de mémoire. Quand la mémoire bute ainsi contre elle-même, elle s’acharne à tracer, sans y parvenir, les lignes d’un deuil impossible : « aheurtée à dessiner deuil-deuil ». La douleur devient heurt, et le heurt, sidération. C’est le mémoricide qui menace, qui transforme les chemins de larmes en des laraires instables.
Ce tableau, bien que conclusif sur le plan symbolique, s’ouvre sur une critique aiguë des morts « inutiles » de celles et ceux dont le sacrifice n’est pas célébré dans l’histoire officielle, et dont la disparition demeure vécue, par les vivants, comme un supplice. Ainsi le fourmi-lion, Zikè, devient l’image d’une Histoire cynique qui creuse les tombes avant d’y danser. « Et nous allons rire acescents et sauts de rancœurs/nos fronts couronnés d’épines que de palmes. » Par fatigue ou lucidité, face à la répétition tragique du passé, le poète propose une autre forme de marche ; non plus procession linéaire, mais errance rhizomatique libérée des tracés coloniaux.
Ainsi, à la rigidité des droites perpendiculaires politiques, Digbé oppose le mouvement libre d’un corps qui sème ses pas dans la poussière : « alors je sèmerai mes pieds/jusqu’à la poussière de mon chemin/sans prendre la route des droites perpendiculaires. » Cette marche poétique suit l’axe courbe des ancêtres dans un trajet de résistance et d’héritage où l’histoire officielle est foulée du pied, au nom de la mémoire vivante.
Le tableau 3 se referme sur une séquence rituelle dense. La mort y est à la fois affrontée, déplacée et transcendée. Le chiffre sacré sept (évoqué dans la circumambulation de la chaume) structure un rite de passage. Le voyage vers Djélimùkla, royaume wan des morts, se déroule sous les auspices du Gbaglagboklo, double sacré du masque Goli, dont la danse ouvre le seuil de l’au-delà. À cette gestuelle sacrée s’ajoute une langue hybride : « le bourdon et la lys », symboles mêlés de la violence coloniale et de la blancheur funèbre (fleur royale), deviennent matière poétique. C’est dans cette alchimie linguistique qu’émerge « le poème de l’Absent », chant dans lequel la mort s’écrit, se partage, se transforme.
L’écriture elle-même de ce poème devient un acte de résistance. L’« alphabet incirconcis » incarne une langue affranchie des mutilations symboliques et coloniales. En opposition au verbe « s’infinir », il exprime une parole désormais non amputée, capable d’accueillir la douleur sans la trahir. Les « proverbes balafrés », eux, portent encore les stigmates du passé, mais en les assumant comme mémoire vive. Digbé convoque ici la figure du sculpteur-sorcier, Zlan de Belewale (après avoir convoqué l’agilité des doigts de Prêtresse Vohou) dont le « pouce prêté » au poète permet de ciseler ses vers comme des masques funéraires. Ce geste relie les vivants aux morts par un « pont de lianes », suspendu « entre terre et sol » : métaphore fragile, mais tenace du deuil partagé, entre ancrage et élévation.
La séquence finale condense, in fine, trois dynamiques fondamentales : (1) un rituel de réinscription des morts (par le chiffre, la danse, l’invocation) ; (2) une poétique translinguistique (métissage mona-wan/français, fermentation symbolique) ; (3) une visée de réparation (le poète en « rembourseur de mort »). Il en résulte une véritable nécropoétique, où les morts font de la mémoire une scène chorégraphique, lieu de danse et de dire.
Ainsi, le fourmi-lion (zikè) revient en figure de l’histoire elle-même. Elle creuse et recouvre. Elle tue et célèbre. Elle piège et féconde. Ses traces dans le sable du souvenir collectif deviennent strophes, poème-tombeau autant que poème-résurrection.
Charles Gueboguo