Cher Bernard Dadié,

Pardonne mon silence. Le temps ruse dans ma tête comme un fleuve qui traverse la bouche d’un cauchemar… Ton inquiétude à mon égard m’a fait plaisir. Je ne savais pas qu’au ciel, les écrivains quémandent une jambe à la lumière. N’importe ! Hier, l’abrutissement de la politique nationale m’a fait lire l’essai que M. Ousmane Ndiaye vient de publier sous le titre : L’Afrique contre la démocratie, mythes, déni et péril.

Cet ouvrage, ma foi, n’a rien apporté de neuf ; de quelque façon qu’on l’examine, le raisonnement de M. Ousmane Ndiaye tourne court. Ce sont là des casseroles habituelles, des accusations faciles faites de clichés et des répétitions de phrases agaçantes comme le coupé-décalé. Bref, nous sommes dans la cour d’un feuilletoniste sans éclat qui manie, avec dextérité, des idées toutes faites pour se donner de la pointe. Et le ridicule n’est jamais loin : 

 « Comme si les militaires étaient en dehors de la gestion politique depuis l’Indépendance. Bien au contraire, par anomalie, ils ont été au cœur de l’action politique malienne. » (page 35)  « Au Mali, l’armée a été au cœur de la vie politique bien souvent pour le pire… » (page 36) Ou, « Les dernières interventions militaires comme en Libye en 2011 ou en Côte d’Ivoire la même année ont brandi le prétexte démocratique pour masquer à l’évidence la prédominance des intérêts stratégiques, voire personnels. » (page 42) « Deuxième guerre d’ingérence douteuse au nom de la démocratie et de la liberté, l’opération militaire française pour renverser le président libyen Mouammar Kadhafi en 2011. Même année que l’intervention en Côte d’Ivoire. » (page 43)

Dès l’introduction, en effet, M. Ousmane Ndiaye nous prévient que « La pratique démocratique en Afrique précède de loin la colonisation. Elle ne saurait donc en être l’expression ou la continuité. Bien au contraire, la colonisation fut même la forme la plus achevée de la négation démocratique en Afrique. » (page 15). Et il ajoute, à la page 18, que « Bien loin d’une défense de la « démocratie à l’occidentale », cet essai vise à ré-universaliser l’idée de la démocratie, le gouvernement du peuple, pour renverser la perspective dangereuse du relativisme démocratique et ses grilles de lecture biaisées. » Jusque-là, tout va bien. M. Ousmane Ndiaye, à travers le vocabulaire d’ennui poli qu’on trouve souvent dans la presse écrite, tente de transmettre au lecteur quelques réflexions rafraîchissantes : « replacer, restituer la crise démocratique en Afrique dans son contexte et son histoire ». (page 18)

Mais le reste du livre tourne en rond ; c’est une tarte à la crème, un festival de citations d’ainés réactionnaires, saupoudrées de quelques observations tièdes : « L’essayiste et chercheur Thomas Deltombe, dans un remarquable ouvrage fort documenté, déconstruit » ceci (page 58) ; « Dans sa monographie fort renseignée, le professeur Assane Sylla décrit » cela (page 88). Et ça continue ainsi… « L’anthropologue Mahomet Chtatou, dans un passionnant article, retrace » ; Ki-Zerbo « a fait un travail remarquable de réflexion et de documentation. » Ainsi se perd la voix de l’essayiste et le contrat de lecture en pâtit. Les propos de l’auteur, par manque de profondeur et de rigueur analytiques, peinent à convaincre. On a affaire à un réquisitoire qu’à une démonstration ; on finit de lire sans savoir ce qu’est la démocratie africaine d’avant la colonisation selon l’auteur. M. Ousmane Ndiaye parle comme un journaliste qui, depuis un plateau télé européen, commente un bout de l’Afrique. Quelle est la différence entre « Car l’horizon démocratique ne se réduit pas seulement à l’organisation d’élections ! » (page 37) et « L’élection n’est pas la démocratie. » (page 92) ; ou encore entre « Ironie de l’histoire, le camp d’Alassane Ouattara, son adversaire, victime hier, use de cette même rhétorique contre le candidat du parti historique, le PDCI, Tidjane Thiam, dont le père est d’origine sénégalaise. » (Page 78) et « En Côte d’Ivoire, Alassane Ouattara, après avoir été victime de l’exclusion, son régime applique la même méthode au banquier Tidjane Thiam. » (page 87) ?

M. Ousmane Ndiaye martèle que « La pratique démocratique en Afrique précède de loin la colonisation. » Cette affirmation valorisante s’est avérée vide, car aucune véritable exploration anthropologique ou archivistique ne vient soutenir cette causerie qui se contente d’effets d’annonce sur des pratiques communautaires. Loin de révéler des traditions politiques oubliées, le livre réchauffe des idées rudimentaires largement popularisées. Aussi, malgré sa prétention continentale, L’Afrique contre la démocratie, mythes, déni et péril se concentre (presque) essentiellement sur l’Afrique de l’Ouest francophone. L’Afrique centrale, orientale et lusophone est quasiment absente. Cela trahit une approche ethnocentrée et affaiblit la portée comparative du propos. Peut-on parler de L’Afrique contre la démocratie quand on se limite à quelques cas francophones ? Eh bien, mon cher Dadié, puisqu’il me faut juger le livre de M. Ousmane Ndiaye, je dirai, dans la paix de mon âme et dans la sérénité de ma conscience, qu’il est, au point de vue de l’essai (comme je l’entends), bien au-dessous de la réflexion… 

Je suis contraint de resserrer les bornes de ma lettre, et je crois que j’en ai dit assez, aujourd’hui du moins, pour te faire comprendre que L’Afrique contre la démocratie, mythes, déni et péril de M. Ousmane Ndiaye aurait pu être un livre salutaire ; mais son universalisme mou et son ronronnement convenu en font une œuvre purement décorative qui ne contient pas grand-chose, sinon des gamineries professionnelles qui, malgré les efforts, sonnent creux. C’est dire…

Adieu, ou à bientôt. Amitiés à tous les vieux pères et tout à toi.

De Koigny, ton petit-fils.