
Il est des livres qui ne se contentent pas de raconter une histoire. Ils vous regardent dans les yeux. Ils vous défient. Ils vous mettent à nu. Le Baobab fou est de ceux-là. Il ne vous demande pas votre avis. Il vous le prend. Il entre dans votre chair comme une balle lente et chaude, et quand il ressort, il vous laisse un trou de silence que rien ne peut combler.
Ken Bugul, cette femme qui écrit depuis la marge, n’a pas choisi la littérature. Elle y a été contrainte. L’écriture, pour elle, n’est pas un exercice. C’est une délivrance. Une façon de ne pas se perdre tout à fait dans la nuit. Le Baobab fou est né d’une errance. C’est un roman écrit alors qu’elle dormait sur des bancs et cherchait dans les regards ce que la vie lui refusait : un refuge. Une reconnaissance. Un amour.
Née au Sénégal en 1947 dans un village où les silences sont plus lourds que les palabres, Mariétou Mbaye, de son vrai nom, grandit avec un père fantôme et une mère disparue. Très tôt, elle apprend à vivre sans qu’on lui explique comment. On l’envoie en Europe pour « réussir ». Mais qu’est-ce que réussir, quand on a oublié d’exister ? Là-bas, elle rencontre le froid. Pas celui du climat, non. Celui des cœurs. Celui qui glace les veines et broie les âmes.
Elle écrit :
« On pouvait rêver sa vie, mais on ne pouvait rêver sa réalité. »
C’est dans cette phrase que tout bascule. Le rêve, chez elle, est un territoire miné. Une échappée belle qui finit toujours dans le mur de la réalité. Elle veut aimer, être aimée. Mais chaque tentative la renvoie à l’oubli d’elle-même.
Et puis il y a cette autre phrase, d’une lucidité assassine :
« Comment un être humain à qui échappe son destin, pouvait-il entraîner avec lui une femme, des enfants, dans un mouvement perpétuel qui était une fuite ? »
Il n’y a pas de haine dans ces mots. Seulement un constat : vivre, souvent, c’est fuir. Fuir pour survivre. Fuir pour respirer. Fuir, parce que rester tue. Il y a ceux qui fuient dans l’espérance d’un au-delà enchanteur. Il y a ceux qui fuient dans un avenir, un ailleurs de félicité. Elle, sa fuite n’avait qu’un seul but : comprendre pourquoi «la mère » — sa propre mère qu’elle nomme ainsi — est partie alors qu’elle n’avait que cinq ans.
Ken Bugul ne raconte pas une vie. Elle la dissèque. Elle expose la douleur de l’exil, non pas géographique, mais ontologique. Elle est étrangère partout, même en elle-même. Elle écrit depuis le gouffre, et ses mots, tranchants, ne cherchent pas à séduire. Ils veulent dire, enfin. Dire l’enfance sans étreinte. Dire l’homme blanc qui prend sans voir. Dire la femme noire qu’on regarde sans comprendre.
« Dans tout exode, il y a altération de l’échelle des valeurs. »
Oui. L’exode n’est pas qu’un départ. C’est une fracture. Un tremblement de tout l’être. Ce que l’on croyait vrai devient flou. Ce qui semblait solide s’effondre. Elle perd ses repères comme on perd son nom.
Mais il reste le baobab. L’arbre. Le totem. Le gardien muet de l’enfance oubliée. Il ne juge pas. Il attend. Comme si la mémoire pouvait encore réparer ce que l’histoire a cassé. Ce baobab fou de son village. « Fou » parce qu’il pousse malgré l’aridité, malgré le bon sens. « Fou » parce qu’il demeure malgré les intempéries, les siècles, « l’incendie » et la colonisation qui a tout ravagé.
Le Baobab fou est une brûlure. Une confession sans apitoiement. Une parole d’outre-tombe lancée depuis les marges, pour dire ce que la société préfère ne pas entendre. La lectrice ou le lecteur aura sans doute reconnu chez Ken Bugul une sœur de silence. Une résistante des cœurs cabossés. Une survivante. Parce qu’elle a su faire d’un effondrement un poème. Parce qu’elle a su transformer la honte en œuvre. Parce qu’au fond, elle nous parle à tous : de ce qui reste quand il ne reste rien.
Sémou MaMa DIOP